Ça va aller, de Catherine Mavrikakis : Rien ne va plus
CATHERINE MAVRIKAKIS publie un second roman: Ça va aller. Le grand mérite de ce livre qui juge la littérature québécoise et le Québec: l’audace, l’autocritique. Est-ce pour autant un bon roman? Les avis sont partagés…
On la dirait tout droit sortie d’un roman de Robert Laflamme, l’héroïne furax de Ça va aller. C’est d’ailleurs ce que tout le monde lui répète, comme un compliment empoisonné. Qu’elle est la jumelle d’Antigone Totenwald, la narratrice d’Allez, va, alléluia, ce qui la fait chaque fois sortir de ses gonds. "J’ai lu Allez, va, alléluia à l’hôpital après une tentative de suicide ratée (…), renâcle-t-elle, et j’ai absolument détesté ce livre. Je me rappelle très confusément le début: Tout m’épuise, et puis plus loin, quelque chose de flou, de vraiment vague et insignifiant comme: Je suis épuisée."
Mais elle a beau nier, rien n’y fait: Sappho-Didon Apostasias ressemble comme deux gouttes d’eau à la "grande adolescente attardée" qui hante les pages d’Allez, va, alléluia. Tout comme elle ressemble, bien évidemment, à la Bérénice de L’Avalée des avalés, de Réjean Ducharme. Elle aura beau dire "chienne de vie" plutôt que "vacherie de vacherie", appeler sa cruelle mère Crèvemamère plutôt que Chat Mort, elle ne peut tromper personne. Elle est bel et bien la fille de ce "Laflamme-tel-que-le-Québec-le-fantasme". De la même façon que toute une génération d’écrivains, dont Catherine Mavrikakis, sont les enfants illégitimes de Réjean Ducharme.
Sappho-Didon, elle, veut s’échapper de l’orbite de Laflamme. Et pour ce faire, elle décide d’avoir un enfant de lui. "La fille illégitime de Robert Laflamme deviendra ce qu’elle pourra être, dit-elle. Et si un jour, elle doit en passer par le scandale et la provocation pour que son père la reconnaisse, si un jour, elle a besoin de s’en prendre à l’image de son grandiose de papa, si un jour elle a besoin de l’empêcher d’avoir le copyright sur le génie québécois, ce ne sera pas plus mal."
Que les âmes frileuses s’emmitouflent bien chaudement, et que ceux qui ont peur de la chicane s’abstiennent: Ça va aller est un roman méchant (mais loin d’être bête). Un peu comme Jean-François Chassay avec L’Angle mort, Catherine Mavrikakis fait, par le biais de la fiction, une critique impitoyable du Québec ("ce pays qui de la mémoire n’a fait qu’une devise. Celle de la rancune"), en prenant pour cible ce qui fait sa fierté: sa langue, ses idoles, ses monstres sacrés et intouchables, Réjean Ducharme en tête.
"C’est cela que je ne peux supporter chez Laflamme, fait-elle dire à son héroïne, c’est cet éloge de l’immaturité, c’est cette sempiternelle gaminerie de ses personnages, ce mythe si québécois d’un monde puéril, violemment rebelle et innocent. Est-ce que la littérature québécoise va grandir un jour? (…) Est-ce qu’on va arrêter de protéger les mômes, d’en faire les héros d’un Québec à venir, alors qu’on les laisse se suicider tranquillement en écrivant sur leur capacité d’émerveillement, sur leur pouvoir de transformer le monde? Est-ce qu’on va stopper le délire? (…) Si l’on veut écrire sur les enfants, qu’on en dise au moins des choses vraies, des choses dures et tragiques…"
On le voit, elle n’y va pas avec le dos de la cuiller, l’auteure de Deuils cannibales et mélancoliques (Éditions Trois). Personne n’échappera à son détecteur de médiocrité, de contradictions, de couardise, d’autosatisfaction. Invitée à assister, aux bureaux de la Délégation du Québec à Paris, au lancement du dernier Laflamme, celle qui disait qu’elle serait Aquin ou rien ("et bien sûr, j’ai tenu parole. Je suis ce rien que j’avais promis d’être") s’emporte. "J’ai pas envie d’écouter des histoires québécoises, des platitudes du Québec, pas envie de parler du Devoir, de Notre-Dame de Paris, de la fierté québécoise (…) pas envie de la paranoïa québécoise, de la mégalomanie québécoise, du complexe d’infériorité québécois, de la Délégation du Québec à Paris ou à Tombouctou…"
Ce qu’elle aime, cette fille toujours sur la corde raide, rongée par la peur de la solitude, la peur de "mourir seule ou encore de vouloir (se) foutre en l’air en (se) ratant encore une fois, une fois de plus, une fois de trop", c’est Hubert Aquin, son "prophète de la vie maudite"; c’est la littérature américaine ou étrangère ("bien mieux que celle que l’on fait ici en ce moment. On écrit mal ici: on est si complaisants"), et c’est Thomas Bernhard. "Quel grand écrivain! Quelle rage contre son pays! Quelle férocité contre la médiocrité! Mais quelle lucidité!"
Ça va aller est plein de rage pétaradante. Mais plein d’espoir, aussi. Car une littérature qui tire sur ses idoles, qui se remet brutalement en question et s’autocritique sans complaisance, c’est une littérature qui a les reins solides, et qui se porte vraiment très bien, merci. (Marie-Claude Fortin)
Contre
Bien sûr, on lit ce roman de Catherine Mavrikakis à grandes goulées, quand on s’intéresse un tant soit peu à la littérature, au Québec, aux écrivains. Impossible d’affirmer que Ça va aller laisse indifférent: son ardeur, sa fougue provoquent même le plus endormi des critiques littéraires. Le problème, c’est que toute cette verve ne fait pas du livre un bon roman. Peut-être même qu’elle le dessert.
Premier problème: l’héroïne exècre Laflamme (alias Ducharme) mais elle ne fait que le parodier, ce qui, d’ailleurs, est le grand plaisir de Ducharme lui-même, qui caricature à tour de bras, notamment dans L’Avalée des avalés (Baudelaire, Lautréamont, entre autres); mais la parodie de la parodie de la parodie ne nous mène pas bien loin.
Reprochant à l’écrivain québécois sa facilité, sa puérilité, Mavrikakis fait exactement la même chose mais avec moins de talent. Ce ne serait pas grave (ce serait même habile) si le roman nous dirigeait ailleurs, si le récit nous révélait une histoire différente, originale, mais ce n’est pas le cas: cette narratrice hait tout le monde, comme Bérénice (héroïne de L’Avalée), et critique le monde duquel elle est issue: la littérature québécoise et, par extension, la société québécoise elle-même qui en prend un sérieux coup dans le livre de Mavrikakis: "Je hais le Québec, bien sûr. Je l’haïs. On ne peut qu’haïr le Québec, le détester pour sa petitesse, ses ratages, sa morosité, sa frilosité face à tout engagement, sa lâcheté, ses Robert Laflamme…" Mais Mavrikakis ne développe pas ses idées, ne disant pas de quelle "lâcheté" il s’agit. Son héroïne ne fait que marteler tout au long du récit sa hargne contre les écrivains fantômes qui font la gloire du Québec littéraire.
Ce qui soulève un second problème: cela fait des années que l’on adresse la même critique à l’institution québécoise. Que l’on déplore la prégnance des narrateurs enfants dans notre littérature, que l’on reproche également cette passion quasi unilatérale et souvent agaçante pour Ducharme et Aquin qui sont, elle a raison sur ce point, des figures paternelles on ne peut plus absentes. Il serait grand temps de pousser un peu plus loin les reproches, et de fournir des arguments neufs, des idées fraîches pour expliquer la complaisance des écrivains, de la critique, de l’institution en général. On assiste plutôt à un répertoire de clichés: "Adieu, mon amour, tu raconteras tout cela à Laflamme, il pourra en faire un autre roman minable sur lequel tu feras 10 articles, un livre et des tonnes de conférences. Tu auras aussi des subventions pour cela."
Ce roman n’est pas assez convaincant pour nous faire oublier qu’il aurait fait un meilleur pamphlet. Bien que la forme se permette quelques fantaisies (et quelques beaux passages, je le reconnais), la structure est défaillante mais sans réel effet littéraire.
Si la critique prend tant de place, pourquoi avoir absolument voulu raconter une histoire? Les personnages n’ont aucune importance dans la vie de Sappho-Didon Apostasias, ils ne lui servent que de repoussoirs et de miroirs, pour mieux parler d’elle. Et "elle", ce n’est pas une femme, ni une fille, c’est éventuellement une mère – vers la fin du récit, où Sappho-Didon parle à sa fille -, mais pas suffisamment pour que l’on y croie vraiment.
Bref, il aurait peut-être fallu choisir clairement un genre: à cheval entre deux, le texte disparaît sous les intentions de l’auteure.
Reste donc ce discours sur le Québec incestueux ("C’est cela le Québec, des tas de lignées complètement tragiques, des filiations cauchemardesques, mais tout en faisant toujours semblant que ça va bien, que ça va aller"), sur le racisme, sur la peur de l’autre, sur la misère intellectuelle. Mais plus de matière et de maîtrise littéraire étaient nécessaires pour livrer ce discours sous les apparences du roman. (Pascale Navarro)
Ça va aller, de Catherine Mavrikakis
Éditions Leméac, 160 pages