Dernier Royaume : La condition humaine
Les Ombres errantes , Sur le jadis et Abîmes, de Pascal Quignard, sont trois bouquins déboussolants. Ils constituent les premiers tomes d’une série d’ouvrages que leur auteur annonce être les ultimes publications de sa carrière: "Ce qui est certain, c’est que je mourrai dans ce Dernier Royaume", affirmait-il récemment en entrevue, et tout ce qu’il écrira désormais sera un volume de plus au sein de cet ensemble.
Les Ombres errantes
, Sur le jadis et Abîmes, de Pascal Quignard, sont trois bouquins déboussolants. Ils constituent les premiers tomes d’une série d’ouvrages que leur auteur annonce être les ultimes publications de sa carrière: "Ce qui est certain, c’est que je mourrai dans ce Dernier Royaume", affirmait-il récemment en entrevue, et tout ce qu’il écrira désormais sera un volume de plus au sein de cet ensemble.
On peut aborder Les Ombres errantes, Sur le jadis et Abîmes comme une suite de trois essais, mais chacun des ouvrages est aussi un tout à lui seul. Ils sont composés d’amoncellements de fragments dans lesquels Quignard constate que "les hommes oublient qu’ils ne sont pas avant d’être". Sauf que "ce que nous avons [ainsi] oublié ne nous oublie pas", et les trois titres s’articulent les uns aux autres pour évoquer ces ombres qui habitent les abîmes du jadis, c’est-à-dire la part proprement immémoriale de temps qui se situe au-delà du passé de chacun d’entre nous et de l’humanité tout entière: "Ce que je nomme le passé est plus bref que le jadis. / Le passé n’est qu’humain." Nos existences se révèlent être bien peu de chose lorsque nous réalisons que "face à la forêt du temps l’histoire humaine a […] l’apparence d’un petit pin bonsaï".
Il y a, ici et là, tout au long de ces ouvrages, des échos assourdissants d’essentiel et d’infini. La vanité de l’homme y est sans cesse confrontée à l’humilité de la matière: "L’art n’est jamais plus grand que le plus petit des printemps qui rebourgeonne sa glu blanchâtre au terme de sa branche." Ce qui importe vraiment tient à ce qui nous lie à ces forces intemporelles de la nature. Comme l’univers, nous aussi sommes issus d’un big bang: chacun d’entre nous n’a-t-il pas été conçu dans "une explosion de béatitude vivante"! La sexualité est un des rares aspects de nos existences qui n’a pas oublié ce qu’il reste de purement naturel en nous. Les émotions, l’amour surtout, nous donnent également l’occasion d’être effleuré, parfois touché par cette force du vivant qui déborde de la durée de nos vies: "Quand les femmes qu’on aime dorment, les temps sont cessés, l’immémorial revient, quelque chose qui ne connaît pas le temps est tout proche."
On a aussi la chance d’écrire: "Les poissons sont de l’eau à l’état solide. / Les oiseaux sont du vent à l’état solide. / Les livres sont du silence à l’état solide." Écrire, pour Quignard, c’est donner matière à ce qui se tait en nous et dans le monde. Dans les quelques paroles qui parviennent à traverser le temps, la conscience humaine acquiert les qualités intemporelles de la pierre. C’est le cas entre autres des "proverbes [qui] tombent goutte à goutte de la paroi du temps sur laquelle le langage s’est solidifié peu à peu au fur et à mesure que les hommes y approchèrent leur bouche. […] Les proverbes sont les stalactites du langage et, à ce titre, des gouttes d’autre monde. [… Ce] sont des voix que l’expérience a scellées dans la langue acquise".
Quignard est un athlète du style: pas la moindre trace de verbiage dans ses pages, ce qui fait qu’elles sont d’une lecture moins difficile qu’exigeante. Non pas parce qu’il faudrait être un alpiniste des idées pour apprécier la hauteur du propos: parce qu’on n’a guère l’habitude de pareils textes dont la clarté est semblable à celle qui vient avec l’air raréfié et épuré des grandes altitudes.
Impossible d’apprécier vraiment Les Ombres errantes, Sur le jadis et Abîmes si on tente de les lire d’une traite. Il ne faut pas s’en goinfrer, mais les picorer, fragment par fragment. On ne saurait goûter un grand vin en s’en soûlant, et ces publications sont du Pascal Quignard grand cru!
Les Ombres errantes (Dernier Royaume, 1)
Sur le jadis (Dernier Royaume, 2)
Abîmes (Dernier Royaume, 3)
par Pascal Quignard
Éd. Grasset, 2002, 190, 311 et 263 p.