Neil Bissoondath : Le métissage de la parole
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Neil Bissoondath : Le métissage de la parole

C’est un peu sous l’effet d’un malentendu que l’auteur NEIL BISSOONDATH nous est d’abord familier comme intellectuel. Son sixième ouvrage de fiction, Un baume pour le coeur, confirme l’artiste et matérialise une étonnante appropriation de la conscience québécoise.

L’individu a l’habitude des croisements. Né d’une famille d’origine indienne à l’île de la Trinité, portion des Antilles à proximité du Venezuela, il possède une physionomie fuyant l’identification. On dirait que le sort a voulu le rendre étranger où qu’il se trouve: prélude parfait pour une vie d’écrivain.

À 47 ans, Neil Bissoondath a dépassé l’étape de l’enracinement, reflétée par ses premières fictions où des personnages d’immigrants étaient confrontés aux aléas de leur statut. Pour ce faire, il lui a fallu passer par l’essai Le Marché aux illusions (1995) – traduction de Selling Illusions -, remarqué pour sa critique originale du multiculturalisme canadien. Jugeant aliénante une idéologie qui ne fait que renvoyer le nouveau venu à sa culture d’origine, il considérait qu’une telle optique contribuait à limiter le pouvoir social des Néo-Canadiens.

Éviter la récupération
Ce n’est pas contre sa volonté que Bissoondath a été réquisitionné pour l’épineux débat identitaire. Pièce idéale pour compléter ce casse-tête médiatique, il s’est présenté sur toutes les tribunes, jusqu’à délaisser l’écriture durant deux longues années. Une période close, désormais opposée à une quête d’inspiration qui porte de nouveaux ses fruits.

"Il va toujours y avoir des gens pour m’offrir des drapeaux, confie Bissoondath dans la grisaille d’octobre. Je refuse tous les drapeaux, car le romancier doit rester ouvert au plus grand nombre possible d’influences. Je me permets d’être engagé, mais jusqu’à un certain point seulement. L’expérience du Marché aux illusions m’a beaucoup appris. Elle m’a valu de recevoir le "drapeau" de l’antimulticulturalisme du Canada, ce qui n’était pas du tout mon but. Je ne voulais que faire partager mes réflexions aux gens, pour qu’ils puissent ensuite discuter avec leurs parents, leurs enfants, de ce que ça veut dire, vivre dans ce pays. C’est la même approche que j’ai pour mes romans: le but est que le lecteur trouve mes personnages séduisants, puis que, à la longue, il s’en serve pour opérer une réflexion sur sa propre vie."

Son nouveau rejeton, Un baume sur le coeur (traduction du roman Doing the Heart Good, publié en mars), n’échappera certainement pas aux tentatives de récupération de la part d’idéologues désireux de faire de la littérature un outil. Le personnage principal, Alistair MacKenzie, est en effet le support possible d’un début d’unité entre les diverses communautés québécoises. Septuagénaire survivant à l’incendie de son logement, MacKenzie est un anglo de Montréal, ancien prof de littérature ignorant le français malgré son beau-fils et ses petits-enfants francophones. Revenant sur les événements de sa vie, il considère tranquillement le tissu d’incompréhensions dont elle est faite. Une ouverture se profile alors, à mesure que des murs de préjugés s’écroulent.

Cette métamorphose par la mémoire, Bissoondath la rend avec une remarquable spontanéité, en partie grâce à la discontinuité temporelle de son récit. On y remonte le temps dans un désordre qui correspond au flux de pensée du personnage, entre sa pénible expérience de la Deuxième Guerre et ses années d’enseignement, sa vie de couple et ses rencontres diverses, par des bonds successifs qui incluent le présent du vieillard hébergé chez sa fille.

"Je cherche toujours de nouvelles façons d’aborder une histoire, autrement que d’une façon linéaire, raconte l’auteur. Pour transmettre la complexité de la vie. Dans notre tête, il y a une temporalité qu’on ne contrôle pas tout à fait. J’essaie dans mes livres, jusqu’à un certain point, de saisir cet aspect de la vie humaine. Ça me donne l’occasion de voyager avec le personnage, de la même façon que je voyage avec mes souvenirs."

Naviguer d’instinct
De l’aveu de l’écrivain, Un baume pour le coeur fut conçu comme un hybride entre le roman et le recueil de nouvelles. La réminiscence zigzagante s’agrémente donc d’une série de petites histoires, celles des proches de MacKenzie ou de figures secondaires, ce qui décuple l’impression qu’a le lecteur de voyager dans le temps.

Le plus grand étonnement provient de la précision avec laquelle le conteur construit la mémoire d’un homme né au Canada. C’est le fruit d’un travail d’abeille, celui des décennies passées au pays par un Bissoondath glanant les souvenirs des gens rencontrés. Un exercice de détachement aussi, où l’auteur s’est abandonné à l’écoute des entités littéraires qui naissaient en lui:

"Pour moi c’est LE grand défi de tout écrivain. Je ne suis pas quelqu’un qui s’intéresse beaucoup à sa propre vie comme sujet. Le roman autobiographique m’intéresse très peu. En fait, pas du tout. Mon défi est de me mettre dans la peau de personnages qui sont très différents de moi, qui ont eu des expériences que je n’ai pas eues. Voir jusqu’à quel point je peux prendre leur vie en les écoutant. Souvent, ils vont me surprendre, et tout est là. Quand j’ai commencé avec Alistair McKenzie, je ne savais pas jusqu’où il allait me mener. Pendant que j’écrivais, j’étais véritablement dans la peau d’un homme de 70 ans. Il m’a saisi, m’a dit vient avec moi, je vais te montrer ma vie. Une fois que la voix est là, je ne suis jamais tenté de changer les choses. Pour moi, l’expérience d’écriture du roman est exactement comme celle d’une lecture. Une exploration sans plan."

Cette procédure, en apparence aléatoire et détachée de la vie de l’auteur, n’empêche pas les fictions de Bissoondath, depuis Digging Up the Mountains (1985), de dévoiler un parcours en nette convergence avec sa condition d’exilé. Les tribulations de nouveaux arrivants, qui occupaient autrefois une place centrale, sont confinées dans son nouveau livre au statut d’intrigues secondaires, comme ce long passage autour de réfugiés du conflit yougoslave dont les destins se croisent à nouveau au Québec. Un détachement qui ouvre maintenant sur un tout autre territoire, quasi indépendant du lieu d’écriture:

"Un de mes amis, après avoir lu le roman, m’a dit: Neil, auparavant tu étais un écrivain immigrant, tu es maintenant devenu un écrivain canadien. Je crois que c’est un roman qui reflète une certaine évolution dans mon écriture, mais aussi sur le plan personnel. Ça fait 30 ans que je suis ici. J’ai passé 16 ans à Toronto, 7 ans à Montréal, presque 7 ans à Québec. Je ne suis plus immigrant. Dans Un baume…, je m’intéresse à mon pays d’un point de vue plus imaginatif, alors que pour le prochain roman, je m’intéresse à un pays inventé."

Personnages sans parti
Depuis quelques années, Neil Bissoondath enseigne la création littéraire à l’université. Une occupation dans laquelle, en se distanciant de la théorie, il évite le cynisme développé par ses personnages à l’égard du monde académique. "Je ne me considère pas comme intellectuel, mais comme romancier, écrivain. À l’université c’est la même chose. Les étudiants ne vont pas trouver devant eux un prof, mais un écrivain, qui est là pour les encourager, pour indiquer des faiblesses, comment améliorer leur écriture et leur façon de lire."

Pas question, donc, de laisser l’université assécher ce que la phase d’intervention publique avait mis en danger. Filtrant ses influences, Bissoondath respire une légèreté qui semble assouplir sa prose: "Ce qui a frappé la critique anglophone jusqu’à maintenant, dit-il, c’est de trouver de l’humour dans un roman de Neil Bissoondath, car on me considère comme un écrivain assez… euh, sérieux. Une chose dont on s’est plaint par contre, c’est que je n’explore pas à fond les événements sociaux, par exemple la Crise d’octobre. Il y a peut-être des gens qui auraient voulu que je condamne certaines choses…"

"Une lecture politique d’un roman, poursuit-il, c’est une chose que je rejette carrément. Un roman n’est pas un objet politique. Au centre du roman, il y a la vie d’un personnage, et ce qu’elle peut nous apprendre sur la vie humaine. Il faut éviter de plaquer des idées politiques préconçues au lieu de laisser parler simplement les personnages."

Un baume sur le coeur
de Neil Bissoondath
Éditions du Boréal
2002, 413 pages

Le métissage de la parole
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