Wajdi Mouawad : La métamorphose
L’auteur et metteur en scène de Littoral et Rêves, aussi directeur artistique du Théâtre de Quat’Sous, s’est écarté un temps de l’écriture dramatique. Et il ne s’agit pas que d’un exercice entre deux pièces, loin de là. Retour en arrière.
On voit d’abord ses yeux s’allumer, puis, peu à peu, de cette voix ténue qu’on écouterait pendant des heures, l’homme de théâtre parle avec émotion de la lente expérience qui s’achève. On comprend au bout de quelques mots combien Visage retrouvé a été, pour Wajdi Mouawad, une réalisation d’une intensité folle, à cent lieues de l’exercice de style.
Ce premier roman, qui paraît ces jours-ci chez Leméac/Actes Sud, a permis au dramaturge de puiser autrement dans son passé, passé qui fait le matériau de quelques-unes des oeuvres théâtrales québécoises les plus significatives des dernières années. Le projet, antérieur à l’écriture de ses premières pièces, apparaît d’ailleurs comme la clé de voûte de l’ensemble; la source autant que l’aboutissement du cycle courant entre Journée de noces chez les Cromagnons (1992) et Rêves (1999). "J’ai l’impression de toucher à ce que j’ai toujours voulu faire, confie Wajdi Mouawad. Le théâtre est venu d’un besoin de parler, d’une certaine urgence de témoigner, mais c’est vers la littérature que je vais, depuis le tout début."
Ce que l’on pourrait appeler une fiction autobiographique s’enracine dans l’enfance, alors que son personnage et alter ego, Wahab, aperçoit dans les flammes d’un autobus incendié la "femme aux membres de bois", qui va désormais hanter ses nuits. "C’est le souvenir le plus autobiographique du roman, souligne Mouawad. Jusque-là, Wahab connaît une enfance heureuse, rêveuse, puis, sans prévenir, la guerre civile éclate et il assiste à une explosion meurtrière. Curieusement, cette partie du roman n’est apparue que tardivement dans le processus d’écriture. Un jour, je me suis rendu compte que beaucoup de choses provenaient de cet épisode vécu; que c’était par là que la peur allait s’introduire, sous les traits de cette femme terrifiante."
L’âge de la mue
Incarnation de la mort, et plus encore des terreurs de l’enfant, cette créature "née du feu" refait souvent surface. Wahab va devoir vivre avec le passé, cohabiter avec cette figure noire. "À un certain moment, poursuit Mouawad, il va dire: "Je voudrais tellement ne plus dire ‘je’, ne plus m’occuper de rien. Je voudrais tellement que quelqu’un dise ‘il’ pour moi." Ce détachement va prendre beaucoup d’importance dans le roman." Ce qui explique peut-être le narrateur double, qui mêle sans transition le "je" et le "il". Une technique inspirée du roman Nous trois, de Jean Echenoz, explique l’auteur. "Pendant longtemps, sans trop savoir pourquoi, je trouvais que ça installait une suspension très juste. Et il y a six mois environ, j’ai pris conscience que c’était un "il" qui ne savait pas qu’il était un "je". Ça évoque une distance nécessaire, comme si, en regard de certains pans de l’enfance, dire "je" était trop dur."
Pour Wahab, les peurs vont se cristalliser à son entrée dans l’âge adulte, synonyme pour lui de transformations inusitées. Ne reconnaissant plus, le matin de ses 14 ans, les gens qui l’entourent, dont sa propre mère, le jeune homme entre dans une sourde révolte. Cherchant coûte que coûte une explication, il en arrivera à croire que la métamorphose survient chez tout le monde, tôt ou tard. "Avec le temps, on ressent de moins en moins le besoin de différencier les gens, pensera-t-il. C’est pour cela que les vieux meurent. Ils ne reconnaissent plus personne."
Seule issue à la folie: la fugue. Dans sa fuite, Wahab promène un regard ahuri sur le monde, qui ne va pas sans rappeler celui du jeune Karl Rossmann dans L’Amérique de Kafka – on sait que ce dernier est l’un des auteurs préférés de Mouawad. Entre étonnement et désillusion, Wahab va marcher dans l’inconnu, jusqu’au bout de la colère, là où chante à nouveau la beauté du monde.
Degré zéro de l’écriture
Wajdi Mouawad n’est pas tout à fait revenu de l’expérience, encore troublé par tout ce qui se trame dans l’inconscient d’un romancier. "Il faut dire que le projet s’est étalé sur 14 ans. Non pas que j’aie écrit tous les jours, mais je suis habité depuis 14 ans par ce roman à faire; je l’ai porté comme quelque chose qui donne un sens à l’existence, ni plus ni moins. C’était très fort. Lorsque j’étais penché sur le papier, j’avais accès à un espace que je ne voudrais jamais quitter, je posais le pied sur le continent romanesque."
Un espace auquel la dramaturgie ne donne pas accès? "J’ai peut-être accès à quelque chose de similaire en répétition, lorsque je travaille avec les comédiens et que le spectacle prend forme. Mais c’était tout de même différent, il y avait un anonymat, un rapport très personnel aux mots. L’écriture devenait un lieu. Un lieu qui me rendait superstitieux, d’ailleurs: pendant les huit premières années, je ne parlais de ce livre à personne, de peur que quelque chose ne se brise."
Rien ne s’est brisé. À chaque page, l’enchantement et la réflexion guettent le lecteur, comme une invitation à descendre en lui pour discerner les figures sombres qui s’y terrent.
L’une des belles surprises de l’automne, ce Visage retrouvé. Si l’on ne craignait pas la confusion des genres, on parlerait même de coup de théâtre…
ENCADRÉ
Visage retrouvé, de Wajdi Mouawad
De son enfance au Liban, Wahab conserve l’image d’un pays lumineux soudain lacéré par la guerre. Quand un autobus est pulvérisé sous ses yeux, les figures de l’horreur s’immiscent en lui, modifiant à jamais son rapport au monde. Sur les chemins de l’exil, qui le mènent d’abord en France puis au Québec, il va découvrir le visage caché de la vie, au propre comme au figuré: le matin de son quatorzième anniversaire, jour où il devient un homme, Wahab ne reconnaît plus sa propre mère ni certains de ses proches.
Mêlant avec brio l’autobiographique et des projections d’un onirisme singulier, Visage retrouvé aborde les contradictions de l’âge adulte et les peurs obsessives, celles qui entravent les renaissances. Dans une symbolique féconde, Wajdi Mouawad y explore la perte et le partage des plus intimes secrets, entretenant des repères temporels et physiques suffisamment indéfinis pour que toujours, l’accent demeure sur les mouvements intérieurs. Éd. Leméac/Actes Sud, 2002, 216 p. (T. M.-R.)