Élise Turcotte : Conte pour une femme seule
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Élise Turcotte : Conte pour une femme seule

Plein d’intériorité, le nouveau roman d’ÉLISE TURCOTTE fait place à une recherche profonde sur l’amour, sur la culpabilité, sur la solitude. Un bel ouvrage qui donne la vedette au moyen âge, à la quête existentielle et, surtout, à l’écriture.

À peine remise d’un séjour de 10 jours à Trois-Rivières, où elle remporta d’ailleurs le Grand Prix du Festival international de la poésie 2002 avec son recueil Sombre ménagerie (Éd. du Noroît), Élise Turcotte rayonne. Assise à une table du Café de Paris au Ritz (elle adore les hôtels), l’auteure de La Maison étrangère manifeste une satisfaction évidente à parler de ce roman qui sort tout juste des presses.

Elle a touché à tout, Élise Turcotte: à la nouvelle (Caravane, 1994), au roman (Le Bruit des choses vivantes, 1991, L’Île de la Merci, 1997), à la poésie (La Voix de Carla, 1987, La Terre est ici, 1989), à la littérature jeunesse (elle a une dizaine de romans à son actif, publiés à La courte échelle); même à l’essai, elle qui avait écrit pour Voir, il y a plusieurs années, un texte sur l’auteure américaine Joyce Carol Oates, texte qui révélait un peu de ses racines littéraires. "J’aurais tant de choses à dire sur tous ces écrivains, hommes et femmes qui m’inspirent… Peut-être qu’un jour j’écrirai un essai littéraire."

En attendant, La Maison étrangère nous révèle un peu des secrets de son auteure, aussi professeure de littérature au collège depuis 17 ans et mère de deux enfants. Parmi ses mystères, une fascination pour le moyen âge, qui compose la toile de fond de ce roman. Son héroïne, Élisabeth, est médiéviste. Elle étudie les textes, les images, les représentations de cette époque où les règles sociales étaient bien loin des nôtres. "Le moyen âge est un moment de notre histoire où tout était "correspondances", explique prudemment Élise Turcotte, qui ne veut surtout pas se poser en spécialiste. Par exemple, à l’époque, le mouvement des planètes correspondait dans l’esprit de plusieurs philosophes à celui du sang dans le corps; ou encore, il existait des liens entre toutes les formes d’art, qui composaient un tout: je trouve captivantes ces conceptions de l’univers."

Élisabeth, plongée dans l’histoire avec un grand H, est coupée de son présent, de son propre monde. "Elle se consacre entièrement au passé, poursuit Turcotte, où, pense-t-elle, elle trouvera des réponses. En fait, elle croit qu’en essayant de le déchiffrer par l’étude des textes anciens, des images et des symboles, elle pourra arriver à comprendre le monde d’aujourd’hui. Et se sentir enfin lui appartenir."

Rompre les amarres
C’est à la suite d’une rupture amoureuse que la narratrice de La Maison étrangère commence sa quête. Correspondance aussi dans la vie privée d’Élise Turcotte. "C’est vrai que j’ai traversé ma propre "forêt", confie-t-elle. Une séparation qui fut pour moi difficile… Mais j’avais déjà commencé ce roman, alors il n’y a rien d’autobiographique là-dedans! Cependant, comme tout artiste, j’ai bien évidemment puisé dans ma propre vie certains éléments. Comment faire autrement?"

Délaissant tous les masques qu’elle s’est fabriqués à partir du regard des autres, Élisabeth abandonne au fil du roman tous les personnages qu’elle s’était composés. "Mon héroïne veut perdre son identité; celle qui est visible pour les autres. En perdant tous ces masques fabriqués, elle devient étrangère à elle-même; à son environnement, à son propre corps. Pour moi, c’est vraiment un roman de la conscience."

Élise Turcotte ose même parler de mystique. "Mais au sens du secret, du caché, explique-t-elle. La recherche qu’entreprend Élisabeth comporte une dimension mystique, qui charrie sa propre profondeur, et il n’y a pas de réponse précise à trouver." La quête est elle-même, en quelque sorte, cette réponse.

Le moyen âge a donc tout à fait sa place, même si Élise Turcotte le fait discret dans son récit. En filigrane, il guide la lecture, parsemant çà et là le roman de repères allusifs. Elle écrit: "Enfant, je croyais que c’était par les trous de ma peau que le monde s’enfuyait. Dès qu’une parcelle de ce monde entrait, elle fuyait par mes pores. Je cherchais le moyen d’enfermer mon âme dans mon corps." Les déchirures entre l’âme et le corps, si peu abordées de nos jours, voire dépréciées (parce que trop mélo, peut-être), sont au coeur du roman d’Élise Turcotte. "Aujourd’hui, quand on représente le corps, dit-elle, il est nu, mais figé. Il ne vit pas, il ne reflète rien d’humain. Alors qu’au moyen âge, comme je l’ai observé dans mes recherches pendant l’écriture du roman, le corps est toujours dessiné en mouvement. Et de plus, la recherche de la beauté est morale, puisque la beauté du corps, la beauté extérieure, est toujours liée à celle de l’âme."

Corps à corps
Mais Élisabeth vit très mal dans son corps. C’est aussi l’un des sujets de La Maison étrangère, tout comme celui de la culpabilité qui lui est liée. "La culpabilité peut nous couper du monde… observe l’écrivaine. Et les philosophes médiévaux le disent: pour s’en délivrer, il faut entrer dans une forme de compassion envers soi-même."

Et c’est par le biais de l’amour que l’héroïne trouve une sorte d’éclaircissement. "Dans la deuxième partie du roman, relate Élise Turcotte, j’ai beaucoup travaillé sur le corps et sur le motif de l’étreinte amoureuse en particulier. C’est là où cette femme se rapproche le plus d’elle-même. Car je pense que quand on est dans l’extase amoureuse, la partie de soi-même qui s’exprime, qui se donne le plus, c’est celle qui est en dehors de la "personnalité sociale": c’est véritablement notre être, l’aspect non déchiffré de soi-même, de l’âme, qui se donne. Dans la jouissance (je ne voudrais pas passer pour une mystique!), on a l’impression d’être tout à fait dans le monde, de faire un avec lui."

Par cette communication charnelle, la femme que Turcotte met en scène réalise que c’est son corps qui l’attache au monde. "C’est par lui que nous parviennent les perceptions, le corps est notre pont avec les autres. Pour un écrivain, c’est pareil. Les romanciers travaillent aussi avec la perception de la matière."

C’est sans doute pour cela que la sensualité, les couleurs, les sons, les sensations imbibent le roman. Toute l’écriture porte ce rapport de la protagoniste au reste du monde. De l’enfance "douce et froide comme une nouvelle neige" à sa vie de femme qui aime la "clarté", mais qui n’hésitera plus à plonger dans le noir de ses songes et de ses doutes.

Il était une fois…
Les personnages d’Élise Turcotte ont toujours assumé leur condition d’"adulte". Comme Albanie dans Le Bruit des choses vivantes, ou Marie dans Caravane, Élisabeth est une hypersensible, mais qui cherche à comprendre le monde pour mieux vivre. Pas question pour ses héroïnes de demeurer dans l’enfance, dans une pureté idéalisée. Elles sont faillibles, admettent les revers, qui sont la marque même de leur humanité. "Le thème de l’échec est important pour moi dans ce roman, expose Élise Turcotte. Mon héroïne veut apprendre à échouer dans un monde où cela n’est pas permis… Mais c’est pourtant cela qui fait de nous des humains: apprendre de nos faiblesses, de notre vulnérabilité. Nous ne sommes pas statiques, purs, parfaits; au contraire…"

Au-delà de son talent d’écrivaine, la grande force d’Élise Turcotte réside dans ses doutes: on ne trouve jamais dans ses livres de réponses, ni de certitudes. De son propre aveu, tout ce qu’elle écrit parle de rupture. "Car les moments qui m’intéressent sont ceux où l’on perd quelque chose, où les repères changent." C’est la leçon que découvre Élisabeth au cours de sa quête, et à travers sa relation avec son père, avec Marc, son amant, et avec Lorraine, son amie, une mère de famille dont l’équilibre est aussi rompu. Autant de personnages qui raccrochent la protagoniste à la réalité, lui rappelant que la vie ne passe qu’une fois et qu’il faut savoir la vivre.

La Maison étrangère est-il un conte pour adultes? On le croirait, si l’on suit les cailloux semés sur notre route. L’écrivaine éparpille dans ses pages des symboles de l’imaginaire enfantin, tels les noms qu’elle donne aux deux premières parties de son roman, soit La Sirène de bois et Dans la forêt des sens, ainsi que le bestiaire qui figure parmi les sujets auxquels s’intéresse Élisabeth. "J’ai travaillé cette image de la "sirène de bois" sans jamais penser au conte d’Andersen, avoue Élise Turcotte. Je me suis dit alors que je devrais peut-être le relire pour voir… Et quand je l’ai lu, j’ai eu un choc: c’est exactement mon personnage! Comme elle, Élisabeth veut être immortelle, elle veut avoir accès au monde des humains, aux larmes, aux sentiments."

S’il n’y a pas de méchant loup dans La Maison étrangère, il y a pourtant quelques démons que l’écrivaine n’a pas craint d’affronter. "J’avoue avoir moi-même traversé une période assez noire ces dernières années; c’est d’ailleurs à ce moment que j’ai écrit mon recueil de poésie: Sombre ménagerie. Mais je crois qu’il ne faut pas craindre d’aller au fond de soi, pour trouver un peu de lumière."

La Maison étrangère
Éd. Leméac, 2002, 221 p.

1er encadré

Les livres qui ont accompagné l’écriture de La Maison étrangère:

Clarice Lispector, La Passion selon G. H.
"J’ai découvert ce livre dans les années 80 et j’y reviens toujours. Il traite d’une quête impossible à résumer, mais disons qu’il s’agit de quelqu’un qui essaie de toucher au sacré de la vie, de s’en approcher. C’est écrit de façon somptueuse, et j’y trouve toujours quelque chose de nouveau. "

Hildegarde de Bingen, Les Causes et les Remèdes, Le Livre des oeuvres divines
"Cette auteure du moyen âge était une visionnaire, et aussi une musicienne. Dans le premier ouvrage, elle développe une cosmologie, comme un monde enchanté. C’est suivi d’un traité de médecine douce. J’aime cette réflexion à la fois sur l’univers et le corps. Le second est empreint d’une grande poésie. De Bingen a été l’une des premières femmes savantes."

Göran Tunström, L’Oratorio de Noël
"C’est, je crois, le plus beau livre que j’aie jamais lu. Il est toujours dans ma bibliothèque, à ma portée, et d’ailleurs je l’ouvre souvent. Ce livre donne envie d’écrire, c’est une symphonie, une ode à la vie."

Michael Cunningham, Les Heures
"Un très beau roman, et également une très belle réflexion sur la création."

Toni Morrison, Beloved
"Ce livre m’a marquée, cette écriture en mouvement m’a bouleversée. La découverte de cette auteure a été pour moi capitale. Ce livre est comme une prière…"

Propos recueillis par Pascale Navarro

2e encadré

Sur sa table de chevet:
Ténèbres, prenez-moi la main, de Denis Lehane (Rivages)
Avec amour, Emily, les lettres d’Emily Dickinson (José Corti)
Quatre lettres d’amour, de Niall Williams (J’ai lu)

La Maison étrangère
La Maison étrangère
Élise Turcotte