Stéphane Bourguignon : Eaux profondes
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Stéphane Bourguignon : Eaux profondes

Connaît-on le côté noir de STÉPHANE BOURGUIGNON? Son nouveau roman, Un peu de fatigue, présente sous un nouveau jour l’auteur de La Vie la vie.

C’est formidable, le succès, tant qu’on ne devient pas prisonnier des attentes qu’il suscite. Stéphane Bourguignon le sait bien. Porté par l’immense popularité de sa télésérie-culte, l’auteur revient là où ses admirateurs ne l’attendaient pas nécessairement. Avec une oeuvre grinçante et "assez triste", un roman plus littéraire qui risque peut-être de déstabiliser certains lecteurs de ses deux précédents livres, et de surprendre agréablement les autres.

"Je trouvais important de faire un roman après La Vie la vie, en rupture avec cette expérience, afin de ne pas être étiqueté, explique Stéphane Bourguignon de son ton tranquille. Après, je vais écrire un scénario de long métrage: ça va être une autre façon pour moi de disparaître, puis de réapparaître ailleurs. Ça me donne l’impression de pouvoir écrire exactement comme j’en ai envie. Une liberté pas toujours évidente à s’accorder. Quand j’ai commencé à travailler sur mon roman, le succès de la série m’a pesé pendant quelques semaines. Préserver cet esprit de liberté ne va pas de soi quand tu as généré des attentes, mais c’est fondamental. Moi, je n’accepte pas d’avoir des comptes à rendre. Mais je sais que les gens finissent par te prendre comme une sorte de bébitte qu’ils ont créée, d’une certaine manière, et dont ils attendent quelque chose…"

Sous le sable
Il a évolué, l’écrivain, depuis son très médiatisé L’Avaleur de sable, en 1993, alors que, étranger au milieu littéraire, formé en scénarisation, venu au roman un peu par hasard, il ne professait pas d’autre ambition que d’écrire une bonne histoire au rythme rapide… Sa conception de la littérature a complètement changé. Et l’intensive création de La Vie la vie a transformé son écriture. "Ça m’a permis de mieux faire la distinction dans ma tête entre l’écriture romanesque et la scénarisation. Et, je pense, de mieux profiter de ce que le roman peut permettre: des thèmes plus touffus, donner moins de réponses mais soulever plus de questions, et travailler davantage avec la langue. La forme de ce roman vient aussi du plaisir que j’ai eu à travailler avec la forme sur la télésérie. Ça m’a donné beaucoup confiance en mon instinct. Donc, j’ai écrit sereinement."

Laissé en chantier pendant quatre ans, Un peu de fatigue s’inscrit dans la continuité de son univers romanesque ("J’ai l’impression que tout était déjà en germe dans le premier livre"). Mais c’est une oeuvre plus introspective, moins linéaire, formellement plus raffinée. Sans sacrifier le sens de l’image qui fait la joie de ses lecteurs, Bourguignon y navigue en eaux plus profondes. L’humour ici est lesté de gravité.

Après l’intermède ensoleillé de La Vie la vie (ah, cet éternel été!), son troisième roman tranche par sa noirceur, laissant une plus large place à la blessure toujours inscrite en arrière-plan des oeuvres de Stéphane Bourguignon. "La télésérie était une entreprise pour contrer la solitude, alors qu’Un peu de fatigue est une entreprise pour aller au fond de la solitude et voir ce qu’il y a de l’autre bord. C’est un livre qui prend sa source au même endroit, mais c’est vraiment la part d’ombre."

Une dimension que l’ancien scripteur d’humour assume mieux qu’avant. "J’ai toujours eu ce côté dramatique, mais je ne le laissais pas sortir avec autant de liberté. J’en avais un peu peur. C’est pourquoi il y avait beaucoup de gags dans mes premiers livres. Maintenant, je me sens plus libre d’écrire exactement ce que j’ai envie d’écrire, sans me censurer. À 38 ans, je commence à être un peu plus moi-même que je ne l’étais à 25 ans."

Des nouvelles d’Édouard
C’est aussi la dure quête d’Édouard, dont Un peu de fatigue suit la dégringolade. Cet homme de 41 ans blessé par son enfance, qui a quitté sa femme six années plus tôt, se remet complètement en question. Le roman fait cohabiter la narration cynique du protagoniste avec d’autres voix, les "consciences" de son ex, de ses amis Simone (un très beau chapitre) et Michel. "C’est la première fois que je recule dans l’enfance d’un personnage, et que je donne d’autres points de vue sur lui, note l’auteur. C’est l’électrocardiogramme d’Édouard, où il est rendu et pourquoi il en est là."

Son obstination à laisser en friche sa maison et son jardin autrefois magnifique, qui fait tache dans l’uniformité de la banlieue, est une façon de refléter comment il se sent. "C’est un personnage profondément déçu du monde, dont la révolte est exacerbée par sa blessure profonde. Il est à la recherche d’une sorte d’humain naturel, qui ne serait pas corrompu par les nombreuses règles qu’on doit suivre en société. Eddy maintient une tension avec tout le monde. Sa façon d’être vrai, d’être constamment soi-même au risque de créer toujours un malaise, finit par bousculer ses proches, et par les changer."

Écrire libre
Stéphane Bourguignon confesse son admiration pour les coups de gueule de son protagoniste. Il voudrait volontiers d’Eddy comme ami. "Vers la fin de l’écriture de La Vie la vie, j’étais tanné des bons sentiments. Mais il était trop tard. Je me suis payé la traite avec Eddy…"

Un personnage qui jure dans la société québécoise, où l’on tend à fermer sa gueule… "En criant haut et fort ce qu’il pense, Eddy se bat contre la stérilité ambiante: on a très peu d’intellectuels, et quand il y a un débat, on fait tout pour l’étouffer le plus vite possible. Ça me semble un climat de stérilité confortable."

Édouard parle du conformisme comme étant "la façon la plus évidente et la plus pathétique de lutter contre la solitude". "Quand on est comme les autres, on n’est pas seul, ajoute l’auteur. Ça donne un magma uni et finalement inintéressant. Arriver à être complètement soi-même, c’est l’oeuvre d’une vie. Malheureusement, peu de gens ont envie de faire cette démarche."

Refusant de jouer les moralistes, Stéphane Bourguignon a introduit en filigrane ces commentaires qui rejoignent le social. N’empêche que c’est nouveau, cette ouverture sur le monde dans un univers romanesque généralement restreint à la famille et aux liens amicaux. "J’essaie de dépouiller de plus en plus l’être humain, d’en atteindre le coeur, et de le décomposer. De trouver le plus petit dénominateur commun entre les humains, au fond. Et j’ai l’impression que ça va continuer à s’élargir dans mon travail."

Sans prétention aucune, l’écrivain est manifestement satisfait de la direction que prend son oeuvre. "J’écris avec beaucoup de liberté. C’est un état de quasi-béatitude. Je suis très content de l’écrivain que je suis en train de devenir. Je trouve que j’évolue. J’ai beaucoup d’espoir pour moi-même… (rires)"

Il n’est pas le seul.

Un peu de fatigue
de Stéphane Bourguignon
Éditions Québec Amérique
2002, 267 pages