La Littérature du » je » : Je tue il…
Tous les observateurs en conviennent: le je autobiographique est particulièrement présent dans les écrits québécois (mais pas seulement!) des dernières années. Nombriliste, notre littérature?
Devant l’oeuvre de Proust, Paul Claudel haussait le sourcil, répétant qu’il y avait tout de même des sujets plus importants que le souvenir d’une madeleine trempée dans une tasse de thé. C’était avant que cette oeuvre ne soit célébrée comme l’une des principales de son temps, l’une des premières à introduire un je sans fard, hérité de la psychanalyse.
Le débat sur la pertinence du je littéraire ne date pas d’hier. Il est de fait un peu vain. Ce qui l’est moins, c’est d’identifier à quoi répond le phénomène sous nos latitudes. À l’ère de l’individualisme roi, dirons certains, il n’y a là rien d’étonnant. Mais ceci n’explique pas si facilement cela, et le courant nous a récemment donné des livres exquis, intérieurs mais jamais clos – on n’a qu’à penser au Chez moi de Geneviève Robitaille ou aux romans d’observation de Robert Lalonde, Le monde sur le flanc de la truite par exemple.
On sait moins sur quel pied danser devant l’entreprise au style fécond mais un peu fastidieuse d’un Jean-Pierre Guay, dont seize tomes de son Journal ont été publiés à ce jour… Sans compter bien sûr tous les écrivains du dimanche qui croient le témoignage de leur "vécu" indispensable à l’humanité.
Marie-Andrée Lamontagne, poète et plume bien connue des pages culturelles du Devoir, n’est pas tendre envers une certaine fascination pour le nombril. "Au cours du XXe siècle et préparé en cela par le romantisme, qui met l’accent sur l’individu, on peut penser qu’il s’est produit dans la fiction un phénomène semblable à celui qui, dans la peinture non figurative, aura permis à tout un tas de peintres qui ne savaient pas dessiner de s’affirmer comme peintres et d’être reconnus en tant que tels. Des tas d’écrivains moyens, qui meurent d’envie de s’exprimer comme tous les créateurs, ont choisi le premier sentier en vue, celui du moi pris tel quel, sans transformation, et ont cru qu’ils étaient arrivés au but après 200 pages obtenues en pressant leurs entrailles."
Toujours selon elle, cette prédilection pour un je autobiographique n’est pas étrangère aux travers de la société actuelle. "Sans doute à cause la facilité et l’immédiateté qui règnent actuellement, et au Québec avec encore plus de ravages que dans les pays pourvus d’une plus longue et plus profonde tradition politique, culturelle ou spirituelle."
Miroir déformant
Parmi les plus belles audaces de notre relève littéraire, les élucubrations de Patrick Brisebois (Que jeunesse trépasse, Trépanés), une oeuvre dite d’autofiction où le repli du narrateur est une réponse à l’hermétisme de la société. Un trait symptomatique d’une relève qui, contrairement aux générations d’écrivains précédentes, refuse de stigmatiser le message; refuse jusqu’à l’idée de message, conséquence sans doute d’une désillusion face aux grands projets sociaux. "C’est assez plaisant de transformer sa vie en mythe, confie Brisebois. Nous vivons à une époque où la plupart des repères religieux, sociaux, politiques, sont tombés. L’écriture est un lieu idéal pour s’en façonner d’autres, bien à nous. Je sais, ça frôle un peu la mythomanie… Je sais!"
Le jeune auteur, qui vient de lancer à L’Effet pourpre Carcasses au crépuscule, un premier recueil de poèmes, parle comme il écrit : à cent lieues de la complaisance. "Je pense qu’on ne peut pas être écrivain sans être un peu narcissique, lâche-t-il. Mais dans son reflet, l’écrivain cherche d’autres reflets que le sien, des morceaux du reflet des autres."
"L’écrivain a de grands pouvoirs, dit-il encore. Il est un peu Superman!" Si plusieurs usent de ces pouvoirs pour auréoler leur petit moi, lui voit dans la littérature un territoire de règlements de compte. D’abord avec lui-même. "Si j’écris, c’est avant tout par autodestruction. Je préfère me regarder avec une certaine cruauté, plutôt que de me féliciter, de me regarder le nombril. Je préfère me planter un couteau dedans! Et comme lecteur, je m’intéresse à des auteurs qui témoignent de passages difficiles, qui ont connu le froid, la faim, l’alcool. Céline, entre autres, et surtout Bukowski, dont le je se fragmente en plusieurs personnages.".
Le je littéraire ne devient intéressant que s’il est lieu de métamorphose, un prisme qui modifie la lumière jetée sur un sujet. "Une transformation du réel a lieu au cours du processus, explique Marie-Andrée Lamontagne, et c’est sans doute ce qui fait illusion actuellement, alors que le je semble proliférer – mais ce n’est souvent que le premier je, celui que reçoit tout le monde à sa naissance. Même dans les romans écrits à la première personne, pour peu qu’ils soient réussis, le je du personnage ne coïncide pas avec le je de l’écrivain. C’est une projection, un être composite."
La littérature du je n’est pas synonyme de projet nombriliste. Reste à questionner institution littéraire et milieu éditorial, responsables de trancher entre ce qui, par ce travail alchimique appelé style, fait de l’universel avec du personnel, et les épanchements qui ne manqueront ni à la Littérature avec un grand L, ni à personne en restant confinés aux discussions entre amis ou aux bureaux des psys.