La Marche du cavalier : Ainsi soient-elles
À la fois réflexion et hommage, La Marche du cavalier, de GENEVIÈVE BRISAC, s’intéresse à la littérature dite féminine, et la présente dans ce qu’elle a d’essentiel. Juste retour.
?Un jour, raconte Geneviève Brisac, Vladimir Nabokov vendit la mèche: "J’ai des préjugés contre toutes les femmes écrivains. Elles appartiennent à une autre catégorie." Pour notre malheur, pour notre tranquillité, par indifférence sans aucun doute, il ne précisa pas laquelle."
Ainsi débute le premier chapitre (intitulé Orgueil et préjugés, le retour!) de La Marche du chevalier, un essai à travers lequel l’auteure des Filles, de Petite et de Week-end de chasse à la mère (prix Femina 1996) s’interroge sur ce qu’est, au juste, la littérature dite féminine, tout en rendant hommage aux femmes écrivains qu’elle admire. "J’écris ce livre pour défendre ce que j’aime: les histoires dont nous avons besoin, comme nous avons besoin d’eau…", écrit-elle dans sa préface. Et si elle n’a choisi que des romans écrits par des femmes, c’est "par provocation, tout simplement, par souci de justice et pour rétablir un peu la balance. Quand un lecteur évoque ses lectures, et qu’il n’évoque que des livres écrits par des hommes (…), personne ne relève même cette univocité. Le masculin est le général. Le féminin reste le particulier".
Non sans avouer sa peur ("les femmes écrivains ont en commun peu de choses, sinon d’être constamment sur la défensive, si peu confiantes, et si peu au centre d’elles-mêmes"), Geneviève Brisac remet en question quelques lieux communs largement diffusés, comme "cette histoire de l’artiste qu’on reconnaît au fait qu’il ne peut s’empêcher d’écrire", chère à Rilke. "Tant de gens de peu de talent ne peuvent s’empêcher d’écrire, remarque-t-elle. Des femmes infiniment douées y sont arrivées très bien." Non sans trembler, elle dénonce, à travers la lecture des romans de Jean Rhys, "la conception académique de l’écrivain habité par la littérature, installé hors du monde avec ses phrases et ses mots, sans souci des enfants qui pleurent, jamais atteint par les fuites d’eau, les factures, les poubelles à sortir, les ampoules à changer, le lilas qui fleurit, le sourire d’un inconnu, et tellement au-dessus des problèmes des autres hommes".
"Dès qu’ils lisent ces syllabes: mère, enfant, jardins, rues des villes, de jour, écrit Brisac, ils poussent les hauts cris, lancent des anathèmes, dont les moins vindicatifs sont ringardise et ennui mortel. Il faut abattre des murs entiers de préjugés pour percevoir le mystère des jardins, leur permanence, leur cruauté les traces du monde s’y impriment sans qu’on s’en aperçoive."
Si, pour Geneviève Brisac, "il y a la littérature, il y a des écrivains, et nous sommes tous égaux devant l’inspiration, la syntaxe, la beauté, l’angoisse et l’écriture", pour bon nombre de lecteurs, il y a encore des chefs-d’oeuvre réduits à des "romans de filles". Pour sortir de ce labyrinthe et cesser d’avoir peur, Geneviève Brisac invoque donc ses auteures fétiches. "Je pose l’hypothèse, parce que je suis une femme, que d’autres femmes, mes aînées, peuvent m’aider à y voir plus clair." Ces femmes, ces romancières, elle les rejoint aux quatre coins du monde. Elles sont anglaises, comme Virginia Woolf et Sylvia Townsend Warner (dont elle commente abondamment Laura Willowes "une héroïne de Jane Austen pour certaines, une figure de la liberté et de la féminité pour d’autres, une métaphore de la femme écrivain pour moi"); américaines, comme Grace Paley, Eudora Welty et Flannery O’Connor (dont Brisac a signé une biographie que l’on vient de rééditer aux Éditions de l’Olivier); italienne, comme Rosetta Loy (dont on attend la réédition du roman La Bicyclette); russe, comme Ludmila Oulitskaïa (largement méconnue, malgré son Médicis pour Sonietchka, paru en 1996); danoise, comme Karen Blixen; ou canadienne, comme Alice Munro, dont elle admire "cette merveilleuse gelée transparente et lumineuse dans laquelle elle capture les êtres".
Si on peut regretter l’absence d’une bibliographie en fin de volume, reste qu’au bout de ces pages pleines d’une ferveur, d’une férocité et d’une passion absolument contagieuses, on n’a qu’une idée: retrouver tous les romans dont elle parle si bien, mieux connaître ces auteures phares, dont plusieurs ont été injustement laissées dans l’oubli.
La Marche du cavalier
de Geneviève Brisac
Éditions de l’Olivier
2002, 136 pages