Les oeuvres québécoises qui les ont marqués : Les affinités sélectives
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Les oeuvres québécoises qui les ont marqués : Les affinités sélectives

Quels livres québécois inspirent nos jeunes auteurs? Nous avons posé la question à Marie-Sissi Labrèche, Julien Fortin, Mélika Abdelmoumen et Guillaume Vigneault.

Sous l’emprise Ducharme

C’est par "Tout m’avale" que Réjean Ducharme commence L’Avalée des avalés. Quand on répète rapidement "Tout m’avale" "Tout m’avale" "Tout m’avale", ça finit immanquablement par donner "Tout va mal"! Tout allait mal la première fois que j’ai lu ce roman. Je devais avoir 20 ans et j’avais l’impression que cet écrivain se payait ma tête ou plutôt qu’il avait compris quelque chose qui était au-dessus de mes moyens (comme Beckett aujourd’hui). Je l’ai donc laissé tomber pour y retourner quelques années plus tard, et alors là, c’était une tout autre histoire. C’était comme s’il m’ouvrait la porte du monde merveilleux de Disney, comme s’il installait une lune dans mon quatre et demi. J’étais carrément sous le charme. Il me montrait qu’on pouvait jouer avec les mots, marier des sens qui, de prime abord, n’en avaient rien à cirer de se rencontrer. Qu’on pouvait affirmer quelque chose et l’infirmer la phrase suivante. Car tout peut s’annuler dans l’univers de Ducharme. "Le visage de ma mère est beau pour rien. S’il était laid, il serait laid pour rien." Rien ne compte réellement chez Ducharme, sauf ce qui nous rentre dedans ou plutôt ce qu’on laisse agir sur nous. Et lui, l’écrivain, je l’ai laissé agir sur moi. Lui et ses petits mots tout simples qui disent tellement gros. En relisant jusqu’à l’écoeurement L’Avalée des avalés, Le nez qui voque et L’Hiver de force, j’ai appris à écrire, mais j’ai également compris la recette du comment exister. Oui, aussi niaiseux que ça. Ces trois romans ont tenu lieu pour moi de manuels de psycho pop, qui me donnaient des recettes de bonheur et de rage aussi, la première et l’essentielle étant de se servir de la littérature pour se protéger, se servir des sujet-verbe-complément comme des béquilles ou des armes pour encercler le dehors et son lot d’autrui et d’hortensesturbateurs.

Depuis, je n’ai cessé de clamer au premier venu que Ducharme, c’est mon auteur préféré du monde entier! Si on me posait la fameuse question: "Qu’apporteriez-vous sur une île déserte?" (et je l’attends avec impatience!), je répondrais dare-dare: l’oeuvre complète de Ducharme. J’irais même au Cimetière des CD [émission de Claude Rajotte très connue des

branchés de musique] pour dire que ce sont ses romans qui ont été mes albums favoris. Car il y a de la musique dans l’écriture de Ducharme. Bien sûr, ça peut faire penser aux tounes de Charlebois (après tout, il en a écrit plus d’une), avec sa façon qu’il a de me (nous?) ramener à mes origines, quelque chose d’une langue châtiée: "C’est pas pour me vanter, mais ça manque de bière icitte." Mais il y a une autre musique qui ressemble à une comptine trash avec des mots simples enfilés à la queue leu leu qui finissent par révéler de grandes réalités. "Quand un nombril du monde se jette dans un saule, le saule devient un nombril du monde." Oui, des comptines trash: "Quand on est sorti de l’enfance, il n’y a pas moyen d’aller quelque part sans s’écoeurer." J’aime Ducharme pour toutes ces raisons, mais surtout parce qu’il a mis une abbaye dans ma tête, et ça, ça aide drôlement dans la vie.( Marie-Sissi Labrèche, auteure de Borderline et de La Brèche (Éd. du Boréal))

La rage à contracter
Puisqu’il fallait que j’écrive un pastiche de La Rage dans le cadre d’un cours de création littéraire, j’ai lu Louis Hamelin pour la première fois. Dès le chapitre un, j’ai d’abord pensé que l’écrivain était trop bavard, surchargeant son roman d’adjectifs et de métaphores (j’ai toujours préféré les récits qui racontent entre les lignes); puis, à force de tourner les pages, La Rage m’a finalement ébloui. Paradoxalement, parce que l’auteur en disait beaucoup, justement. Comme si en écrivant d’un long souffle effréné, il avait réussi à raconter le silence, toute l’impuissance suscitant la rage du personnage Édouard Mallarmé qui, comme le dit Jacques Pelletier dans sa préface, se retrouve "exproprié de la vie […] comme les habitants de Sainte-Scholastique [le] sont […] de leurs terres au profit de Mirabel".

Louis Hamelin est vite devenu pour moi un virtuose de la langue.
En m’inspirant de son oeuvre pour écrire un chapitre – l’exercice consistait à raconter le déroulement d’un jeu avec une verve jubilatoire semblable à celle d’Hamelin à propos du pinball -, j’ai dû abandonner mon économie de mots au bénéfice d’un style plus riche. Le résultat m’a étonné: j’avais écrit un texte qui semblait posséder un rythme propre à Hamelin, mais qui restait quand même concis, voire minimaliste. Parce que si j’avais d’abord jugé les premières lignes de La Rage comme de la poudre aux yeux, mes textes, eux, n’en disaient pas assez. Le roman me suggéra donc une piste à suivre, et mon écriture sembla par la suite posséder un souffle plus soutenu, sans que le style d’Hamelin ne fût pour autant imité.

Raconter par le silence restait possible.
Il en va de même pour ma nouvelle "Tambour", la plus longue de mon recueil Chien levé en beau fusil, où, afin de suggérer l’ennui vécu par un père de famille divorcé, j’ai dû utiliser un rythme plus lent et monotone qu’à l’habitude.

Après avoir relu La Rage, je referme le livre la tête imprégnée de mots. Par son talent unique, Louis Hamelin donne le goût d’exercer son art. Après tout, n’est-ce pas là toute la réussite d’un auteur: être lu, mais également inspirer?( Julien Fortin, auteur de Chien levé en beau fusil (Éd. Triptyque))

Retours de mémoire
"[…] l’originalité d’un écrit est directement proportionnelle à l’ignorance de ses lecteurs."
– Hubert Aquin

France, 1986, bibliothèque de monsieur Abdelmoumen.

Sa fille, de passage, aime s’asseoir devant ses rayons pour caresser du doigt le dos des bouquins. L’un d’eux attire son attention: Neige noire… L’adolescente l’extirpe de sa prison. "Ah! Hubert Aquin", dit le père, une rare flamme nichée au creux de la pupille. "Si tu veux, tu le rapportes avec toi." La jeune fille emporte le livre et le commence dans l’avion, entre Strasbourg et Montréal.

Elle n’aimera pas immédiatement Neige noire, faute de savoir percer ses innombrables mystères. Elle rougira de sa violence, de tout ce sexe, mais se laissera marabouter par cette langue de grimoire…

Plus tard, elle comprendra mal comment, à l’école, on peut enseigner les romans d’Aquin comme s’il s’agissait de livres bien proprets à contenu politique un peu explosif. Comment passer outre à cette prose presque incantatoire, à cette violence incisive du verbe, à cette noirceur à la fois gênante et délicieuse? Comment peut-on risquer de faire lire à des jeunes un auteur aussi dangereux pour l’apathie, la paresse et la soumission intellectuelles – qualités si nécessaires au bon fonctionnement notre société?

Mais c’est surtout avec Trou de mémoire et les essais qu’elle se saura arrivée à un point de non-retour. Lire Aquin est dangereux parce que cela casse quelque chose: cet excès quasi obligatoire d’indulgence devant nos frileuses lettres nationales.

Depuis, elle a eu beau vieillir, faire de nouvelles lectures, pour elle, presque personne n’est de calibre. Elle considère Aquin comme le dernier véritable intellectuel du Québec – elle admet avoir tendance à employer des formulations un peu passionnées, mais n’empêche. Elle l’a élu comme point de repère (de re-père?) à côté de Proust, Doubrovsky, Durrell, Nabokov… Ne jamais avoir peur d’être impitoyable, surtout envers soi-même.

Qu’on ne vienne pas lui dire qu’elle aurait pu faire un effort, trouver quelqu’un d’autre. Elle s’en moque souverainement. Elle a bien inutilement tenté de déroger à cette fidélité surannée; il suffit qu’elle relise deux phrases d’Aquin pour être délicieusement, fermement ramenée à l’ordre: c’est LUI. (Mélika Abdelmoumen, auteure de Chair d’assaut (Trait d’union), Lima Destroy & Robinette Spa ( Point de Fuite), Le Dégoût du bonheur ( Point de fuite))

Pourquoi j’aime Poulin
Il m’arrive souvent de retourner vers les livres de Jacques Poulin. J’y retourne nonchalamment, dans un mouvement très proche de l’habitude, dans ce que l’habitude a de plus beau. Je n’y retourne pas chercher des clefs, des réponses, des prouesses. J’y retourne rencontrer une voix douce et retenue qui pourtant résonne, forte et humble comme la contrebasse.

Le Vieux Chagrin fait partie de ces rares livres dont je ne sais trop pourquoi je les aime, ni comment ils fonctionnent: des livres qui s’avèrent plus grands, plus amples que la simple somme de leurs parties. Je suppose qu’un livre devrait être ça. Une petite fenêtre sur des choses qu’on ne dira pas. Poulin monte ses romans comme ça, et ainsi va Le Vieux Chagrin. Un écrivain à moitié infirme, une énigme sous les traits d’une femme rêvée et fuyante, un fleuve et un vieux chat: tel est l’écrin minuscule d’une histoire immense.

Ouvrir Le Vieux Chagrin, c’est pour moi me replonger dans un univers à la fois familier et changeant. Familier par ce regard que l’on reconnaît aux premières lignes, un regard à mi-chemin entre l’amertume et l’apaisement, obsédé par le temps, pas tant celui qui passe que celui qui nous échappe. Mais un univers changeant aussi, tant Poulin laisse d’espace entre les mots, espace que l’on comble chaque fois à sa guise. Car c’est là qu’il fait son meilleur travail: entre les mots, dans ce regard toujours légèrement détourné, empreint de pudeur. Les plus belles images de Poulin, je crois les avoir captées du coin de l’oeil, fugitivement, presque par chance. Et certaines m’ont échappé, assurément. Mais j’ai toujours mangé à ma faim.

Poulin se fait rarement le chantre de nos victoires, de nos courages; il leur préfère infiniment, obstinément, nos lâchetés, nos faiblesses, nos flancs mous. Avec cet amalgame si particulier de compassion et de détachement, il recense les défaites ordinaires, ces défaites que l’on ne prend même pas la peine de nommer tant elles nous affligent, par leur banalité davantage que par ce qu’elles disent vraiment de nous.

Sous la plume de Poulin, dans le nid de ses petits univers de bord de mer, entre deux marées, il me vient l’envie de nous pardonner nos failles. De prendre soin des choses et, surtout, du fragile entêtement de nos coeurs.( Guillaume Vigneault, auteur de Carnets de naufrage et de Chercher le vent (Éd. du Boréal))