Lisons-nous notre littérature? : Aimez-vous les uns les autres
Bien que la littérature québécoise soit mieux appréciée du public, il existe encore trop de préjugés, croient certains observateurs. Forte de ses 15 ans d’expérience comme critique littéraire, notre collaboratrice MARIE-CLAUDE FORTIN se prononce sur la question.
Depuis la parution de Bonheur d’occasion (1945), premier grand succès populaire de la littérature québécoise, jusqu’aux derniers best-sellers de Marie Laberge, l’édition au Québec a fait des avancées spectaculaires. En 2000, on publiait 6041 livres, dont 2256 dans la catégorie "langue et littérature", qui comprend, entre autres, la littérature jeunesse (678 titres), le roman (531 titres) et la catégorie "contes et nouvelles" (73 titres) (statistiques disponibles sur le site de la Bibliothèque nationale du Québec, http://www.bnquebec.ca/fr).
On se le répète depuis des années: la littérature québécoise se porte bien, l’édition a le vent dans les voiles et, pour couronner le tout, les Québécois sont particulièrement friands de lecture. "Une enquête sur les pratiques culturelles des Québécois menée en 1997 par le ministère de la Culture et des Communications a réjoui le monde du livre", peut-on lire sur le site de l’Association nationale des éditeurs de livres (http://www.anel.qc.ca/fr). La lecture, y apprend-on, demeure l’activité culturelle de loisir préférée de la population québécoise. Tout pour être heureux, bref.
Pourtant, à part quelques très rares exceptions, dont Marie Laberge n’est pas la moins spectaculaire, les Québécois sont-ils fiers de la littérature qui se fait sur leur territoire? Rien n’est moins sûr.
Le poids des préjugés
Je n’ai pas de chiffres à l’appui. Juste une expérience personnelle d’une quinzaine d’années. Encore aujourd’hui, quand je dis ce que je fais comme travail, les gens m’envient. Pourtant, si je spécifie que je parle surtout de littérature québécoise, il arrive que certains me plaignent. J’ai une coiffeuse qui ne se souvient pas d’avoir jamais lu un roman québécois. Quelques amis qui pensent encore qu’un roman québécois ne peut pas être bien écrit – on parle mal, comment pourrait-on bien écrire un français correct? Des connaissances qui sont convaincues qu’un livre québécois est nécessairement ennuyeux, réaliste, misérabiliste. L’an dernier, pour le traditionnel échange de cadeaux de Noël, une belle-soeur nous avait fourni sa liste de suggestions. Ça ressemblait à peu près à ça: des pantoufles taille X; des coupes à vin; une théière; une nappe; un roman – mais pas de québécois.
L’anecdote est tellement révélatrice! Pour cette lectrice (qui fait pourtant partie de la classe des gens éduqués, cultivés, lettrés), la littérature québécoise serait-elle un genre en soi, comme le polar, le fantastique, le roman historique? "J’aime les livres qui me font voyager ailleurs dans le monde", se défendra la belle-soeur, contre-interrogée. Une excuse qui revient souvent sous toutes les formes. "Quand je lis, je veux être dépaysé, transporté ailleurs, je n’ai pas envie qu’on me parle d’un monde que je connais trop bien et qui m’ennuie profondément."
Les romans québécois, donc, seraient nécessairement réalistes, auraient nécessairement pour cadre Montréal ou Québec ou la campagne profonde. Les préjugés ont la couenne dure…
S’il se trouve encore des gens, en 2002, pour bouder la littérature québécoise, ce n’est pas, comme on l’entend si souvent, qu’il se publie trop de romans au Québec (sous-entendu trop de mauvais romans qui nuisent à sa réputation). Ce n’est pas non plus, quoi qu’en disent les éditeurs, la faute aux critiques. Mais il y a des gens qui ont été échaudés par de mauvaises expériences (datant souvent de leur adolescence), et certains lecteurs démissionnaires n’ont pas la moindre idée de la littérature québécoise actuelle. Il y a un mythe à casser chez ces gens-là, qui ne sont peut-être pas la majorité mais qui résistent. Tous les préjugés ci-haut mentionnés ont déjà eu leur raison d’être, mais ce n’est plus le cas. Sur l’ensemble des oeuvres qui se publient au Québec, il y a beaucoup, beaucoup de livres de très grande qualité, des écrivains dont la langue est absolument magnifique, des stylistes hors pair, des imaginaires hors du commun. Cessons donc d’attendre que la France les reconnaisse pour s’y intéresser.
Lire, c’est voter?
Ces dernières années, les parents et grands-parents ont été des milliers à offrir à leurs enfants les romans de J.K. Rowling. Parfait! Harry Potter leur a donné le goût de lire, c’est génial, les Éditions Gallimard ont fait fortune, rien à redire. Mais si on pratiquait la politique de l’alternance? Si, la prochaine fois, on essayait autre chose? Par exemple: aux pré-ados récalcitrants, si on offrait Le Mystère de la chambre froide de Nando Michaud (Éd. Balzac), ou toute la série des "cadavres" de Robert Soulières (Un cadavre de classe, Un cadavre de luxe, Un cadavre stupéfiant, chez Soulières Éditeur), un roman de Dominique Demers, ou de Sonia Sarfati, ou de François Gravel? Si, aux ados désabusés, qui sont à l’âge crucial où les lectures laissent des marques impérissables, on offrait Sylvain Trudel (Le Souffle de l’harmattan, Du mercure sous la langue), les nouvelles de Jean Pierre Girard (Silences, Espaces à occuper…) ou de Nadine Bismuth, les road-books de Jacques Poulin (Volkswagen blues, La Tournée d’automne), l’univers de Gaétan Soucy (L’Acquittement, La petite fille qui aimait trop les allumettes), celui de Louis Hamelin (Cow-boy, Ces spectres agités, Le Joueur de flûte), d’Élise Turcotte (Le Bruit des choses vivantes, L’Île de la Merci, La Maison étrangère)? Jean-Jacques Pelletier pour les fervents de suspense; Patrick Senécal pour les amateurs de sensations fortes; Chrystine Brouillet, Jacques Côté, Trevor Ferguson alias John Farrow pour les fans de polar? Pour les esprits critiques, les insatiables, les difficiles à impressionner, tous les romans de Jean-François Chassay, et pour ceux qui veulent "s’évader", les romans de Dany Laferrière (toute la suite "haïtienne"), ceux de David Homel (du premier au dernier), de Philippe Poloni? La liste pourrait s’allonger indéfiniment. Pierre Yergeau, Christiane Frenette, Jocelyne Saucier, Michael Delisle. Il suffit d’être curieux, il y a des libraires passionnés, des bibliothécaires férus, des amateurs éclairés, des publications spécialisées.
Sous les projecteurs
La littérature québécoise se porte bien, encore une fois merci, mais elle se porterait encore mieux si l’on croyait, au sens quasi religieux du terme, à ses qualités. Si les patrons des chaînes de télé, les producteurs, ceux qui tiennent les cordons de la bourse y croyaient eux aussi. Et si les lecteurs, avant tout, y croyaient. Si l’on cessait de la comparer à la littérature française, comme on compare nos langues respectives, en s’empêtrant dans nos contradictions (on a honte de parler québécois, mais on méprise les Québécois qui parlent "à la française").
Après tout, la France n’a pas le monopole du français. Gabrielle Roy était manitobaine, Anne Hébert venait de Québec, et leur parfaite maîtrise de la langue est indubitable. Et puis, le monde change, l’ère des étiquettes nationalistes achève. Bientôt on ne pourra plus parler de littérature française, ou québécoise, ou canadienne sans mélanger nos pinceaux. Yann Martel, cet auteur québécois, né de parents québécois francophones, qui écrit en anglais, publie chez un éditeur canadien-anglais, est traduit (du moins, jusqu’à maintenant) chez des éditeurs québécois, vient de remporter le Booker Prize: son cas n’est-il pas un éclatant exemple que la littérature québécoise a changé? Les étiquettes abolies, ce sera peut-être la fin des préjugés.