Lisons-nous notre littérature? : Bonnes pages
La littérature québécoise a-t-elle bonne presse auprès des lecteurs? Bibliothécaires et libraires nous répondent.
Sur le présentoir qui nous accueille à l’étage des livres de la librairie Renaud-Bray, chemin de la Côte-des-Neiges, s’empilent les romans les plus en demande de l’heure. Les Olivier Rolin et Jean Chassay, les Élise Turcotte et Sylvie Germain, les Philip Roth et Wajdi Mouawad, les Marie-Sissi Labrèche et Kathy Reich; ils sont tous là, se côtoyant, comme si c’était la chose la plus normale du monde…
On en est donc finalement arrivé à une étape où plus personne ne doute de la qualité de la littérature faite chez nous.
Libraire depuis une quinzaine d’années, Luc Beaubien fait une pause entre deux clients pour nous dire que les gens ne font effectivement plus ce genre de distinction entre les romans québécois et les romans venus d’ailleurs. "Dès qu’on en parle dans les médias, les gens veulent l’avoir, peu importe d’où ça vient", dit-il un peu surpris, en haussant les épaules, comme si je venais de l’époque des dinosaures.
Mireille Cliche, conseillère en ressources documentaires à la Bibliothèque centrale de la Ville de Montréal, se souvient, elle, combien les gens levaient le nez sur les livres made in Québec. "On n’a heureusement plus ce réflexe de penser que si c’est québécois, ce n’est pas bon", explique-t-elle. Comme elle le fait remarquer, et comme le souligne aussi Robert Leroux, ancien président de l’Association des libraires du Québec, l’heureux changement d’attitude remonterait à une quinzaine d’années, lorsque l’adaptation télé des Filles de Caleb a fait craquer le Québec entier. "Il y avait déjà des valeurs sûres, les fureurs comme on les appelle pour rire, qui étaient toujours systématiquement demandées en bibliothèque, comme les Michel Tremblay, Yves Beauchemin, Marie-Claire Blais, Claude Jasmin… auxquels se sont peu à peu ajoutées Micheline Lachance, Marie Laberge, Francine Noël, Arlette Cousture, Francine Ouellette, Pauline Gill. Et désormais, dès qu’un écrivain fait la une de la section livres de l’un ou l’autre de nos quotidiens ou hebdomadaires, les gens se précipitent au comptoir dès le lendemain pour le réserver. Pour vous donner un exemple, depuis que La petite fille qui aimait trop les allumettes est sorti, en 98, il ne reste jamais plus d’un jour sur les tablettes. C’est la même chose pour d’autres oeuvres, qui ne sont pas nécessairement des plus faciles, comme Un dimanche à la piscine à Kigali, Les Aurores montréales, Le Pavillon des miroirs…"
Esprit de découverte
Si on lit de plus en plus québécois, ce n’est pas que grâce au noble genre du roman et à ses auteurs-vedettes. C’est aussi que la production québécoise a explosé de tous bords, tous côtés. Lorsque la Bibliothèque centrale a été mandatée cette année par le Salon du livre de Montréal pour faire une sélection par genre des 25 titres marquants publiés chez nous dans les 25 dernières années – de la poésie à la S.F., en passant par l’ésotérisme, la bédé et les livres de recettes (on peut en consulter la liste dans la section "Quoi de neuf?" du site Web du Salon du livre) -, Mireille Cliche a eu l’occasion de vérifier l’abondance des genres qui se publient chez nous. "On n’a eu aucun mal, loin de là, à trouver 25 titres dans chacune de ces catégories! Même que, pour le roman, on a bien été obligés de se rendre jusqu’à 50. Et on aurait pu en trouver d’autres encore."
Depuis qu’il a montré qu’il pouvait sortir du terroir, qu’il savait célébrer l’urbanité d’ici et les us d’ailleurs, depuis qu’il s’est internationalisé, depuis qu’il a cessé de ne ressembler qu’à lui, les lecteurs ont arrêté de bouder le roman québécois. "Les lecteurs semblent beaucoup plus ouverts à de nouvelles expériences", remarque Céline Bouchard, de la Librairie Monet à Montréal. Ainsi qu’elle le relève avec justesse, nombreux parmi les titres les plus aimés des dernières années sont en fait des premiers romans, chacun d’un style très personnalisé, et tous de tons très différents. "Serait-ce que les éditeurs québécois prennent davantage de risques? Ou est-ce la critique qui se fait davantage un devoir de parler de littérature québécoise?"
"C’est certainement un effort concerté", nous dit Manon Trépanier de la Librairie Alire, sise Place Longueuil. "Pensez donc qu’une douzaine de Chassay sont sortis de notre librairie de centre commercial après qu’il eut fait la couverture de Voir!" Mais outre la visibilité grandissante de la littérature québécoise dans les médias, Manon Trépanier nous rappelle aussi combien les livres doivent à la passion de bibliothécaires et de libraires tels que ses collègues Françoise Careil (de la Librairie du Square) et Rina Olivieri (de la Librairie Olivieri), pour lesquelles elle n’a que des bons mots. "J’ai eu un coup de coeur pour le Gaétan Soucy, et j’en ai vendu sans mal une soixantaine, mais ce n’est pas tout le monde qui veut lire du Soucy. Il faut de tout en librairie. Grâce à la collaboration des éditeurs et distributeurs québécois, on a la chance de pouvoir garder des titres d’auteurs peu connus. Et puis on prend aussi d’office un exemplaire de chaque recueil de poésie publié au Québec. Ça nous donne l’occasion de découvrir des petits bijoux, et de les recommander aux lecteurs. En passant, avez-vous lu le Hélène Vachon, La Tête ailleurs? Non?!?… Hon!… Il faut que vous lisiez ça!"
Le roman québécois est lu. Il représente 20 % des ventes de romans de la chaîne de magasins Renaud-Bray. 30 % des ventes de la Librairie Alire. Une grosse proportion des romans empruntés dans le réseau des bibliothèques publiques.
"C’est merveilleux que les gens soient plus informés, dit Manon Trépanier. Mais ce qui est dommage, c’est qu’ils nous demandent moins de conseils qu’avant, hélas…"
Le monde du livre québécois a bellement grandi. Non seulement les libraires et bibliothécaires ne se font plus demander si les bons romans québécois existent, mais ils sont bien heureux de participer à en faire découvrir d’autres, qui ont échappé aux médias, et qui ne devraient pas échapper aux amants des livres.