Dennis Lehane : Les raisons de la colère
Encensé par la critique, le romancier américain Dennis Lehane est aussi plébiscité par le succès de son oeuvre auprès du grand public. Il nous parle de sa vision du polar, et des risques du métier.
"J’ai toujours été fasciné par la violence, par pourquoi le monde est violent, depuis que je suis très jeune." Dennis Lehane a lui-même grandi dans le genre de quartier de la périphérie bostonnaise dont il établit si précisément la cartographie sociale dans son bouleversant Mystic River: Dorchester, un faubourg ouvrier qui "pouvait devenir assez violent", grouillant d’enfants tough.
L’auteur-vedette, de passage la semaine dernière au Salon du livre de Montréal, s’empresse de spécifier qu’il n’a pas été traumatisé par sa jeunesse (dans Mystic River, il voulait d’ailleurs rendre hommage à ce monde, à l’âme d’un quartier menacé par la gentrification). Mais écrire des romans noirs est une façon pour lui d’examiner cette violence, de plonger dans "le coeur des ténèbres".
Le roman social
Selon Dennis Lehane, le roman policier est devenu le roman social de notre époque. "Le roman social de la première moitié du XXe siècle a disparu. Où est-il allé? Dans la fiction policière. Le roman noir, je pense, est la voix des gens qui ne parlent généralement pas dans la littérature." La voix des laissés-pour-compte de l’économie, des éléments les plus vulnérables de la société; l’écho des problèmes urbains contemporains.
"Le roman noir tend à s’épanouir davantage quand le pays pense qu’il est à son apogée. Ça se vérifie encore et encore. Par exemple, dans les années 50, le roman noir florissait. Et pourtant, notre mythe de l’Amérique des fifties, c’était ce bel endroit où tout le monde avait une maison, un chien, et une parfaite vie. Mais les romans noirs disaient: "Voilà ce que nous sommes en dessous…" La fiction noire, c’est la voix de l’underground."
L’auteur du glauque Ténèbres, prenez-moi la main attribue la grande popularité du roman noir ou policier – "un genre merveilleux où les auteurs venus avant moi ont brisé pas mal de barrières: à part faire atterrir un vaisseau spatial, vous pouvez y faire à peu près tout ce que vous voulez" – à l’intérêt de lire des romans où "les enjeux sont élevés".
"Ainsi, dans Mystic River, une seule mort va blesser tous les personnages du livre. Je voulais que ce soit comme une mort réelle, pas comme celles qu’on voit à la télé ou au cinéma, où tout le monde s’en remet bien vite. À la fin du roman, même ceux qui ne soupçonnaient pas qu’ils allaient en être affectés ont été entraînés dans la spirale de ce meurtre. Vous ne savez jamais quelles vont être les répercussions d’un événement comme celui-là, jusqu’où ça va aller."
Suite assurée
L’oeuvre de Dennis Lehane – six romans jusqu’à maintenant, dont une série de cinq mettant en vedette les "privés" Patrick Kenzie et Angie Gennaro – baigne généralement dans les teintes grises de l’ambiguïté morale. Pas de personnages manichéens ou de conclusion réconfortante dans Mystic River. "Je n’écris pas de la fiction d’évasion", dit-il. Sauf pour deux livres qu’il considère comme ses plus légers: Sacré et Prayers for Rain, le dernier de la série, classique histoire de bons et de méchants livrée aux lecteurs comme une consolation après l’éprouvant Gone, Baby, Gone.
Ce roman trouble, le prochain Lehane à paraître en français (chez Rivages, en avril), pose des questions morales particulièrement douloureuses, quant au sort réservé aux enfants. Un thème qui touche manifestement l’auteur d’Un dernier verre avant la guerre, qui a travaillé auprès d’enfants abusés sexuellement pendant trois ans, après le collège. "J’ai développé alors une grande colère face à ce problème."
Entre autres emplois, l’écrivain a aussi été chauffeur, un gagne-pain où les nombreux temps morts lui permettaient d’écrire. Dennis Lehane n’en est plus là, loin s’en faut. Clint Eastwood vient juste de terminer le tournage d’une adaptation de Mystic River, avec de grosses pointures: Kevin Bacon en policier, Sean Penn en ancien criminel tenté de venger la mort de sa fille adorée, et Tim Robbins en suspect fragilisé par les blessures du passé… "Tout ce que j’ai vu est exceptionnel", assure l’auteur, ravi.
Avant le grand succès de son obsédant thriller psychologique, l’ascension de Lehane s’était faite doucement mais sûrement. "J’étais très déterminé à bâtir ma carrière de manière lente et régulière, pas spectaculaire. Je ne me suis jamais attendu à faire de l’argent en écrivant: ç’a été un choc. Mais quand est venu Mystic River, c’était le bon moment. J’ai beaucoup d’amis dont la carrière a été détruite par de trop grosses avances. L’éditeur imprime trop de copies, le livre ne se vend pas, et qui blâme-t-on? L’écrivain. Et tout d’un coup, il n’arrive plus à être publié… C’est terrible."
Abandonnant la narration subjective de Patrick Kenzie, Mystic River a permis à Dennis Lehane d’embrasser un plus large spectre, d’entrer profondément dans la tête de tous ses personnages. Une piste que l’auteur veut continuer à explorer. Son prochain roman, Shattered Island (prévu pour mai 2003), enquête sur la disparition d’un patient dans un hôpital psychiatrique, en 1954. "C’est un livre extrêmement mystérieux, qui ne ressemble à rien de ce que j’ai déjà écrit."
Leur créateur ne sait pas si son attachant duo de détectives refera apparition un jour. Dennis Lehane est trop fier de sa série pour en ruiner le souvenir en remettant Patrick et Angie au boulot sans raison. "On pourrait regarder ces cinq romans comme un seul gros livre, qui raconte comment un homme fait face à sa propre noirceur. Après le cinquième, il n’y avait plus rien à dire. Et mes héros avaient vraiment besoin de vacances: ils étaient tannés de se faire tabasser…"
Mystic River
De Dennis Lehane
Éd. Rivages, 2002, 408 p.