Sanaaq : Trouvé le nord
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Sanaaq : Trouvé le nord

Un premier roman inuit vient de voir le jour en français. L’oeuvre de Mitiarjuk Nappaaluk est révélée au grand public grâce à la passion et à la ténacité de l’anthropologue québécois Bernard Saladin d’Anglure qui nous raconte sa longue  aventure.

L’anthropologue Bernard Saladin d’Anglure a mis 40 ans pour voir son projet aboutir: faire traduire en français le premier roman inuit. Sanaaq est écrit par Mitiarjuk Nappaaluk, née en 1931 dans le Nunavik (anciennement le Nouveau-Québec), chasseresse, mère de famille et auteure, qui a consigné pendant des années, et ce, à la demande des frères missionnaires, les faits et gestes de ses journées. C’est ce que raconte avec une grande passion l’anthropologue attaché au Groupe d’Études inuites et circumpolaires de l’Université Laval, de passage à Montréal pour la sortie de Sanaaq.

Entouré de tous ses trésors, manuscrits et articles relatant la genèse de Sanaaq, l’homme est volubile, généreux de ses connaissances. Il parle avec beaucoup d’humanité de ses années passées en compagnie de Claude Lévi-Strauss, et aussi de ces gens du Nord, qu’il aime et qu’il admire. "Depuis que je suis tout petit, je rêve de ce territoire mythique, magique, plein de grandeur. Un jour, à 17 ans, mon père m’a donné des sous en cadeau et m’a dit d’en faire ce que je voulais. J’ai été en Hollande, et j’ai continué vers le nord, vers la Scandinavie. Je suis arrivé en Laponie, au cercle polaire, et j’étais émerveillé. Et je le suis toujours 40 ans plus tard!"

L’homme n’a pas perdu sa verve. C’est qu’il est heureux d’avoir enfin pu trouver un éditeur qui accepte de publier un roman étrange, atypique, comme il l’écrit lui-même en introduction à l’ouvrage. "Je suis bien conscient que ce livre n’est pas conventionnel, m’explique Bernard Saladin. Mais je trouvais choquant que nous n’ayons pas, au Québec, accès à ce texte connu seulement en langue inuite."

Cette langue renvoie en fait à l’écriture syllabique, inventée par les missionnaires catholiques pour pouvoir communiquer avec les Inuits. "Mais le projet de traduire le livre en français et de le publier paraissait fastidieux et trop universitaire pour des éditeurs grand public. J’ai quand même fini par trouver quelqu’un qui a compris l’intérêt social et culturel de faire découvrir cette histoire à tous."

La force du roman
Cette histoire en est vraiment une, selon Saladin. "Ce n’est pas un récit, parce que Sanaaq est un personnage inventé, précise le traducteur. Mitiarjuk Nappaaluk s’est inspirée de sa vie, de ses observations et expériences pour écrire la vie de cette femme. Mais Sanaaq n’existe pas, il y a donc un processus d’invention, de création. C’est ce qui en fait un "roman". Il faut en tenir compte."

L’homme est fier de présenter au grand public l’oeuvre de Mitiarjuk Nappaaluk. "C’est une personne de grande valeur, qui a fait beaucoup pour son peuple et elle possède un savoir étonnant." C’est que cette femme fait partie de ce que l’anthropologue appelle les gens du "troisième sexe". "Dans la culture inuite, certains individus sont élevés comme un "troisième sexe social". Ce que je veux dire, c’est que cette femme a été désignée par son père pour chasser et pêcher, et qu’elle est devenue une sorte de médiateur entre les hommes et les femmes."

Intéressé au début de sa carrière par le chamanisme (et il l’est toujours), Bernard Saladin peut difficilement faire l’économie de cette analyse fascinante qu’est celle des "chevaucheurs de frontières" comme il les appelle. "C’est-à-dire que ces personnes, qui ne cadrent pas nécessairement dans les rôles sociaux et sexuels habituels, finissent par devenir des passeurs: entre deux savoirs, entre deux cultures, deux modes de vie. Bref, ce sont des personnes de qui l’on peut énormément apprendre."

C’est le cas pour Mitiarjuk Nappaaluk. Âgée de 71 ans, elle continue d’impressionner Bernard Saladin, car elle écrit encore, et des manuscrits attendent toujours d’être traduits.

La vie la vie
Mais que raconte donc Sanaaq? Des faits de la vie quotidienne. Le lecteur suit Sanaaq et les siens dans ses activités, que décrit et raconte chacun des courts chapitres. Dans La Cueillette des bouleaux, on découvre l’héroïne occupée à cueillir de quoi se confectionner des nattes. Plus loin, les membres de sa famille s’effarent devant le premier bateau conduit par des Blancs. "Au moment où elle achève de parler, le navire émet un grand bruit de sirène, et, en s’approchant progressivement, émet plusieurs autres mugissements. La troupe sursaute vivement et est très effrayée. Ses membres font des gestes trahissant leur nervosité et se cachent sous les couvertures; (…) bien que les gens du camp soient encore effrayés, ils cessent d’avoir peur quand ils se rendent compte que ce sont des êtres humains."

Le constat est tout à fait le même pour le lecteur. Ce qu’on découvre, ce sont des individus aux prises avec leur survie quotidienne: alimentation, confection de vêtements, relations familiales, soin des petits, des plus vieux, demandes en mariage, cérémonies, construction des maisons, déplacements; bref, pas grand-chose là-dedans qui nous soit inconnu, si ce n’est un mode de vie entièrement axé sur la survie.

Ce que privilégie le récit, c’est le point de vue de "l’intérieur". Ainsi, rien d’extraordinaire à dépecer le phoque, à fabriquer des semelles, à s’occuper des chiens. Ce sont les liens entre les humains qui comptent avant tout. "À la grande différence d’un récit ethnographique, explique Bernard Saladin, on ne lit pas des faits, mais un "regard" sur des faits."

Évidemment, il ne s’agit pas d’un roman conventionnel, et l’on peut buter sur cette langue hachurée, cadencée, souvent interrompue par des interjections très nombreuses. Mais une fois la surprise passée, on s’attache à ces personnages qui, au fond, nous ressemblent. "J’ai voulu garder la vigueur et la musique de la langue originale, raconte le traducteur. Je souhaitais rester le plus proche possible de sa particularité et de sa sonorité." Mission accomplie!

Sanaaq, de Mitiarjuk Nappaaluk
Traduction et édition par Bernard Saladin d’Anglure
Éd. Stanké, 2002, 303 p.

Sanaaq
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Mitiarjuk Nappaaluk