Cette grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou un fruit? : Le livre noir de l’Amérique
Comme il en avait menacé récemment ses lecteurs, Dany Laferrière n’écrit plus. Il réécrit, nuance. Le réécrivain (pourquoi pas?) retourne sur les lieux de son crime, soit une oeuvre composée de 10 romans depuis 1985. Une curieuse entreprise de reconstruction littéraire qu’il amorce en retouchant son brillant Cette grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou un fruit?.
Comme il en avait menacé récemment ses lecteurs, Dany Laferrière n’écrit plus. Il réécrit, nuance. Le réécrivain (pourquoi pas?) retourne sur les lieux de son crime, soit une oeuvre composée de 10 romans depuis 1985. Une curieuse entreprise de reconstruction littéraire qu’il amorce en retouchant son brillant Cette grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou un fruit?.
Alors, ce fruit mûri d’abord en 1993 sous la griffe de l’écrivain noir est-il un nouveau livre? En partie. Les lecteurs de l’original y retrouveront, sensiblement pareils à vue de nez, ses chapitres toujours pertinents et impertinents, avec une centaine de pages en prime.
Le prétexte de Cette grenade… est inchangé: un grand magazine états-unien commande un reportage sur l’Amérique au narrateur, un écrivain qui goûte aux fruits doux-amers de la célébrité depuis qu’il a publié un livre au titre controversé – Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, bien sûr…
Dans la partie ancienne du livre, Dany Laferrière examine surtout les mythes de ce Nouveau Monde qu’il prétend inchangé depuis les années 50; manipule comme des grenades dégoupillées les thèmes périlleux: le racisme, le sexe, les rapports de pouvoir dans une société divisée entre races et sexes, l’argent, et cette icône de l’Amérique, le succès.
Encore plus éclatée, cette nouvelle mouture embrasse l’Amérique plus largement, dont elle dresse un portrait contrasté. Émergeant d’un exil floridien de 12 ans, l’auteur en profite pour revisiter le pays de l’Oncle Sam. Qu’on aime le haïr ou le rêver, tout le monde croit connaître ce géant qui impose sa culture populaire à la planète. Fatale erreur d’appréciation, rectifie le narrateur de Cette grenade… "L’Amérique consomme ses produits de luxe (et les meilleurs produits des autres pays) et exporte ses déchets. Ce qui fait qu’on est toujours agréablement surpris en arrivant ici. On croit les Américains un peu plus ignorants qu’ils ne le sont en réalité."
Jouer sur les perspectives, les clichés et les faux-semblants, tel semble être le projet d’une oeuvre hybride qui emprunte tour à tour les atours de l’autobiographie, du roman, du reportage et du carnet de voyage. Dany Laferrière nous prévient d’ailleurs toujours d’emblée que "ceci n’est pas un roman". À travers des portraits, des esquisses d’essais, beaucoup de dialogues où le narrateur confronte la vision du monde de ses interlocuteurs, réels ou imaginés, l’auteur qui posait surtout des questions ("Pourquoi un écrivain nègre doit-il toujours avoir une position politique?") multiplie les observations sur divers phénomènes: la victoire des maigres sur les gras comme le puissant lobby des Cubains américains. Il ratisse large.
Cette grenade… est parsemée d’anecdotes généralement révélatrices sur l’Amérique (certaines un trop journalistiques, peut-être, comme le portrait du hacker, accumulation de faits un peu fastidieuse), déjà connues ou pas. Des histoires des riches à la Vanity Fair ou à la Truman Capote – d’ailleurs convoqué pour en raconter une -, et des histoires de pauvres, pigées dans cette matière américaine par excellence, les faits divers.
Mosaïque un peu inégale mais qui comporte des morceaux de choix. Laferrière écrit notamment avec éloquence sur les artistes américains, que ce soit Walt Whitman dont l’ombre l’accompagne dans son voyage, ou Norman Rockwell, le peintre des petites villes immuables, qui, comme le cinéaste Allen et l’écrivain Salinger, a "délimité le territoire émotionnel de l’Amérique. Confinement. Univers restreint".
L’Amérique décrite comme un gigantesque fourre-tout qui se suffit à lui-même, hors d’atteinte du reste du monde. Jusqu’à l’attaque en sol américain qui annoncerait le début de la fin. "Certains pays peuvent continuer à vivre après avoir tué leur rêve. Les États-Unis, non. Et les Américains le savent. Uniquement la médaille d’or. C’est ainsi qu’ils ont construit leur système mental. Dans cette perspective, ils sont en train d’élaborer quelque chose d’assez nouveau: la guerre sans victimes du côté américain. Chaque soldat américain annonce la défaite possible (ou future)."
Cohabitant avec la réflexion, il y a l’ironie, rarement très loin chez Laferrière. "Et si Monica (Lewinsky) avait été noire?", se demande-t-il ainsi. Eh bien, ce pauvre Bill n’aurait probablement pas obtenu l’absolution de l’électorat, la question du racisme venant brouiller les cartes. Un thème très présent dans le volume, augmenté des véridiques histoires d’horreur des relations de la communauté noire avec la police américaine, mais que l’auteur au regard aiguisé, ou du moins son narrateur et alter ego, se refusant à être le porte-étendard d’une cause, ne traite pas avec le manichéisme voulu par certains de ses lecteurs.
L’Amérique faussement naïve (c’est une stratégie!), elle non plus, ne se peint pas sous une seule couleur. Elle est ici "une montagne de clichés" que Laferrière se plaît à reconfirmer, à dégonfler, à nuancer ou à approfondir. Clichés et envers du cliché, fiction et reportage, Cette grenade… s’épanouit bien dans la richesse décapante de l’ambiguïté.
Vraiment dommage qu’il n’écrive plus…
VLB Éd., 2002, 353 p.