Olivier Rolin : Les années folles
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Olivier Rolin : Les années folles

Dans son magnifique roman Tigre en papier, OLIVIER ROLIN recrée les jeunes années de son engagement révolutionnaire, et raconte le Paris bouillonnant de mai 68. Sans complaisance pour leurs errements idéologiques, mais avec tendresse envers ses anciens camarades. Retrouvailles.

Mai 68. Pour ceux qui comme moi n’étaient pas encore nés, pas encore de ce monde que les trotsks et les maos voulaient transformer en un modèle de justice et d’équité, la date résonne comme le pétard mouillé d’une révolution embryonnaire, un idéal trop pur pour s’incarner dans le réel. Olivier Rolin, connu et reconnu surtout pour ses écrits empreints des lumières d’une Afrique mythique, dont les splendides Port-Soudan (Prix Femina 1994) et Méroé (1998), s’avance comme jamais sur le terrain autobiographique pour nous raconter ce Paris en ébullition. Avec Tigre en papier, il fouille les souvenirs sans la moindre complaisance, ressuscitant la mouvance révolutionnaire qui a forgé sa jeunesse.

Martin, personnage central et alter ego de Rolin, entreprend de raconter cette époque à Marie, la fille de son ami Treize, qui s’est depuis jeté du haut d’une des tours de Saint-Sulpice. À bord d’une Citroën DS, bagnole emblématique des années 60, l’homme d’âge mûr et sa jeune passagère tournent sans fin sur le périphérique parisien, "comme une fronde", balayant des phares les panneaux publicitaires et les enseignes clignotantes. "Il y avait d’ailleurs un peu l’idée de balancer cette histoire à la gueule des gens, comme un projectile", admet l’auteur, nuançant le propos par un sourire, qu’il a si chaleureux.

Maintenant qu’une distance de trois décennies le sépare des événements, il devenait possible et même nécessaire pour Olivier Rolin de témoigner, lui qui fut, dans les années 60, responsable de la NRP, la Nouvelle Résistance Populaire. "Comme écrivain, il était inévitable que j’aborde un jour cette période, qui m’a formé, et qui est certainement la période la plus romanesque de ma vie. Si j’ai quelque chose à léguer à des plus jeunes que moi, c’est l’histoire de ce temps-là, qui paraît tellement éloigné de ce que nous vivons maintenant."

Génération éperdue
Sévère à l’égard de l’idéologie, Olivier Rolin se montre affectueux envers ses anciens compagnons d’armes, les Fichaoui-dit-Julot, Reureu-l’hirsute, Momo-mange-serrures et autres révolutionnaires affublés de pseudonymes colorés. À cette jeune femme assise à côté de lui, son personnage parlera aussi de la belle Chloé… Mais chez les maoïstes, les temps étaient durs pour les amours, toute passion devant être tournée vers la Cause.

Au fil des 270 pages truffées d’anecdotes, de digressions brillantes, de critique des modèles politiques autant que d’attendrissement profond pour le genre humain, Rolin décrit les activités de ses camarades marxistes-léninistes, de l’impression de tracts aux enlèvements et aux émeutes musclées. Il montre le grand cul-de-sac dans lequel se sont engagés ces rêveurs incorrigibles, l’idéologie du Grand Timonier attirant autant d’alcoolos en mal de sensations que d’intellectuels valeureux; les actions cinglantes s’organisant souvent aux dépens de l’intelligence. L’ancien camarade en arrive à de troublantes conclusions: et si les gestes concrets, audacieux, n’étaient possibles que si l’on ne réfléchit pas trop…

Constat d’échec? Certainement, mais constat accompagné d’une tendre indulgence envers l’engagement révolutionnaire, et pour le moins désir de ne pas tuer dans l’oeuf les mouvements qui s’y apparenteraient. "Je n’avais pas du tout le projet de donner des leçons. Je voulais faire comprendre ce que nous vivions, ce dont nous rêvions, à quel point nous étions à la fois intelligents et idiots. Un roman, ce n’est pas fait pour donner des consignes politiques, mais pour que de l’expérience humaine passe. Et je vais dire une chose plus personnelle: c’est d’autant plus important pour moi que je n’ai pas d’enfant. Cette idée de léguer est d’autant plus forte que je ne léguerai rien directement."

Passé simple
Homme d’engagement, Olivier Rolin trouve-t-il les jeunes générations amorphes devant certaines grandes problématiques? "Soit elles sont amorphes, soit elles se réveillent, mais il me semble que ce soit avec des pensées trop simples, à nouveau. Quand je vois les manifestations antimondialisation, j’ai parfois l’impression de revoir un peu ce que nous étions il y 30 ans. À la fois dans le bien et dans le mal." Si le réflexe est bon, selon lui, les moyens servent mal la fin. Mais mieux vaut l’action excessive que l’inertie, mieux vaut se tromper avec fougue que d’avoir peut-être raison en ne bougeant pas le petit doigt. "J’aimerais bien qu’on puisse avoir raison avec fougue, mais bon…", soupire-t-il dans ce mélange de ferveur, de résignation et d’amour fou de l’être humain qui compose sa personnalité. "Il n’y a presque rien qui soit complètement mal et presque rien qui soit complètement bien", résume-t-il.

Olivier Rolin n’en pense pas moins que les revendications sociales de l’époque auraient pu s’inscrire dans la durée. "Si nous avions eu autrefois les mêmes qualités morales – et nous en avions! – et que nous avions été capables de réfléchir, de critiquer le maoïsme, nous aurions sans doute été des gens magnifiques. Nous aurions laissé des traces plus profondes."

Le temps retrouvé
Si Tigre en papier donne une leçon, c’en est une de style. Savoureux, les mots tourbillonnent, entrelacés comme les spasmes de la mémoire. "Je voulais créer un flux, une cavalcade, que ça se bouscule, comme le font les souvenirs en surgissant. Je voulais que ça pète, qu’il n’y ait pas de temps mort." Pari tenu.

Il y a aussi dans ce roman des pages très belles sur l’homme vieillissant, lucide et inquiet, qui redoute ce à quoi ressemblerait la suite des photos dans son éventuelle biographie. Trouverait-on soudain, au détour d’une page, un vieil homme au regard éteint? Ranimer ainsi les jeunes années, c’est également se regarder sans fard dans le miroir du présent. "Réfléchir à ce point à ce que nous étions, ça nous oblige à réfléchir à ce que nous sommes devenus. À tout point de vue", confie Rolin.

Entretenir un certain feu, voilà une autre des motivations derrière ce superbe Tigre en papier, qui sera pour plusieurs l’occasion de connaître depuis l’intérieur une période féconde pour les idées autant que pour les erreurs. Une occasion aussi de réfléchir aux grands débats de notre époque et au regard souvent passif que nous y jetons. Lucides ou engourdis?

Tigre en papier
d’Olivier Rolin
Éditions du Seuil
2002, 272 pages