Che : d’Hector Osterheld, Alberto Breccia et Enrique Breccia
On n’a pas fini de se demander pourquoi il aura fallu attendre si longtemps avant que paraisse la version française en album de cette biographie consacrée au célèbre héros de la révolution cubaine Ernesto (dit Che) Guevara, signée par trois maîtres de la bande dessinée argentine: Hector Osterheld, Alberto Breccia et Enrique Breccia.
On n’a pas fini de se demander pourquoi il aura fallu attendre si longtemps avant que paraisse la version française en album de cette biographie consacrée au célèbre héros de la révolution cubaine Ernesto (dit Che) Guevara, signée par trois maîtres de la bande dessinée argentine: Hector Osterheld, Alberto Breccia et Enrique Breccia. L’initiative en revient, 33 ans après la parution originale en espagnol, à la maison d’édition Fréon, spécialisée dans la BD d’auteur.
L’histoire de cet intéressant livre, que plusieurs considèrent comme le sommet d’une oeuvre engagée tant sur le plan esthétique que politique, n’est pas seulement unique dans les annales du neuvième art: victime de la tyrannie que son héros combat, il se confond étrangement avec la réalité. En effet, créé en 1968 (l’année suivant la mort du Che), avec ses 60 000 exemplaires vendus en Argentine, l’album connut un succès retentissant, mais il fut interdit dans les années 70 par la junte militaire, qui brûla toutes les copies saisies. Le scénariste Hector Osterheld ayant été arrêté, torturé puis exécuté, de même que ses quatre filles, en 1977, le dessinateur Alberto Breccia détruisit lui-même les planches originales de l’album de crainte de subir le même sort. Il conserva toutefois quelques exemplaires qu’il enterra dans le jardin et qui devaient servir aux rééditions italienne et espagnole une dizaine d’années plus tard.
Pour l’époque, la composition du livre apparaît fort audacieuse, avec ses deux récits croisés et l’alternance de leurs chapitres. Le premier récit, linéaire et plus encyclopédique, dessiné par Alberto Breccia, relate les principales étapes de la vie du Che: ses études de médecine à Buenos Aires, en Argentine (son pays d’origine), ses lectures (de Stefan Zweig à Pablo Neruda), ses voyages de jeunesse à travers l’Amérique du Sud, la rencontre de Fidel Castro réfugié au Mexique, ses amours avec Hilda Gadea et Aleida March, et, bien sûr, la guérilla contre le dictateur cubain Batista, suivie de la nomination du guérillero comme ministre de l’Industrie et comme directeur de la banque nationale.
Une oeuvre politique, militante
Au-delà de la légende du Che, l’oeuvre présente un Ernesto déchiré entre l’exercice de la médecine et l’engagement révolutionnaire: "Les maladies qu’il voudrait guérir ne s’appellent pas le typhus, la malaria, la lèpre, elles s’appellent la faim, l’exploitation, l’injustice. […] À quoi bon la médecine? Il faudrait s’attaquer aux racines mêmes de la maladie et de la dégénération, aux causes mêmes des poux et des bras maigrelets." Sans être un récit de propagande, la BD de Breccia et Osterheld demeure une oeuvre politique, militante, comme on pouvait l’entendre dans les années 60. Contenant des passages empruntés à l’oeuvre écrite de son personnage, elle a le mérite de nous faire goûter l’"humanisme révolutionnaire" (pour reprendre l’expression consacrée) de Che Guevara, lequel se dévouait personnellement pour apprendre aux paysans à lire, par exemple.
L’originalité graphique de l’oeuvre, quant à elle, apparaît dans le second récit, dessiné par Enrique Breccia (le fils d’Alberto), celui des deux ayant le mieux résisté au passage du temps. Tandis que Breccia père, dans un style plus réaliste, se charge de la partie biographique du livre, le fils s’est attaché à peindre la mort de Guevara, précédée de sa dernière guérilla, en Bolivie, où il a été trahi par les paysans apathiques, et pour laquelle il avait tout quitté: son pays d’adoption, son poste au sein du gouvernement de Castro, sa famille.
À l’écriture poétique de ce deuxième récit se mêle ainsi un style davantage expressionniste (parfois proche de l’abstraction), rappelant les sujets angoissés d’Edvard Munch et les tableaux de guerre d’Otto Dix. Les aplats de noirs, rendant perceptibles les espaces d’intimité et de solitude, rappellent aussi étonnamment les courants graphiques actuels en BD. Une caractéristique qui a sans doute convaincu l’éditeur belge de rééditer ce livre, fort bel hommage non seulement à Che Guevara, mais à la révolution cubaine et à toutes les révolutions. Traduit de l’espagnol par Jan Baetens, Éd. Fréon, collection "Amphigouri", 2001, 80 p.