Je ne sais pas comment elle fait : Drôle de dame
Je ne sais pas comment elle fait , se dit-on devant ces héroïnes du quotidien qui jonglent entre leur carrière et leur vie de femme et de mère. La journaliste anglaise ALLISON PEARSON en a fait un roman irrésistible de drôlerie. Une auteure à découvrir, entre deux tâches urgentes…
Dans la langue de Shakespeare, on appelle ça un "laugh-out-loud novel". L’un de ces romans dont l’Angleterre est prodigue, écrits par des auteurs (comme Joseph Connelly ou Helen Fielding) passés maîtres dans l’art de parler avec un humour irrésistible des aspects les moins drôles de nos existences. C’est d’ailleurs au Journal de Bridget Jones qu’on ne manquera pas de comparer Je ne sais pas comment elle fait. Comme sa compatriote, Allison Pearson est journaliste, elle a longtemps tenu une chronique dans le London Telegraph, qui est à la source de son premier roman.
Mais là s’arrête la comparaison. Car Kate Reddy, l’héroïne d’Allison Pearson, a bien d’autres préoccupations que de se dégoter un amoureux potable. Elle a 35 ans, un mari, deux enfants – un petit garçon encore aux couches et une fillette de cinq ans adorable et tyrannique – et travaille comme investisseur pour "l’une des plus anciennes institutions de la City et des plus distinguées"; un boulot qu’elle adore, mais qui lui prend tout son temps et toute son énergie.
Sur le ton de la confidence, avec un humour totalement irrésistible, Je ne sais pas comment elle fait détaille le quotidien dément de cette femme qui a juré de réussir sa vie de famille, sa vie amoureuse et sa vie professionnelle. Mission difficile, intense source de stress et d’une culpabilité nourrie par les siens.
Il y a d’abord sa fille, qui lui reproche ses absences, ses départs précipités pour l’étranger, les réunions d’école manquées, à qui elle essaie désespérément d’expliquer pourquoi elle travaille. "Parce que maman et papa doivent tous les deux gagner de l’argent pour payer notre maison et toutes les choses qu’elle aime bien, comme les leçons de danse, ou partir en vacances. Parce que maman a un métier où elle réussit et que c’est vraiment très important pour les femmes de travailler, autant que pour les hommes. (…) Malheureusement, la question de l’égalité des chances, affirmée depuis longtemps dans notre société occidentale libérale, n’a strictement aucun attrait dans le système intégriste des enfants de cinq ans. Maman est le seul Dieu et papa est son prophète."
La mammafia
Il y a le papa en question, Richard, avec son enfance heureuse, son "absence dramatique de malice", son "optimisme dément qui va jusqu’à l’achat récent de lingerie érotique pour une femme qui, depuis la naissance de son premier enfant, s’est présentée dans le lit nuptial en T-shirt extra large de chez Gap avec motif de berger allemand". Il y a sa parfaite et exigeante belle-mère, à qui elle voudrait bien cacher que son petit ne peut se passer de sa suce, et que sa fille regarde trop de télévision (mais comment lui faire croire qu’Emily "n’est qu’une spectatrice occasionnelle de vidéos quand, au cours du petit déjeuner, elle interprète toutes les chansons de La Petite Sirène sans oublier un seul mot, ajoutant brièvement que la version DVD comporte un air supplémentaire"?). Il y a les collègues (masculins), au boulot, qui ne veulent rien entendre de ses tracas de mère, les patrons (masculins) qui ne la croient pas quand elle justifie ses retards ("pourquoi les vraies excuses de femmes sont-elles toujours moins crédibles que les fausses excuses de mecs?"), et enfin, surtout, la "mammafia", la confrérie des mères au foyer qui la regardent de travers et la convoquent régulièrement devant son Tribunal de la Maternité, mauvaise mère, mère indigne, femme égoïste, enfants ratés.
On l’aura compris, la question de l’égalité des sexes ("une belle idée: noble, indiscutablement juste") est au coeur du roman de Pearson. Mais comment est-ce censé marcher? demande-t-elle. "Tant qu’on n’avait pas programmé un homme capable de remarquer qu’il n’y a plus de papier toilette, le projet était condamné d’avance. Les femmes portent dans leur tête les problèmes de l’organisation familiale, et c’est tout"…
Je ne sais pas comment elle fait est un roman où l’on rit à chaque page, mais ce n’est pas seulement drôle. On y traverse quelques moments vraiment poignants. On y rencontre des personnages tragiques, comme le père de la narratrice, sa bête noire, et cette amie qui, avant de mourir d’un cancer, écrit à son mari une lettre de 20 pages intitulée "Ta famille, mode d’emploi". Et on y découvre une auteure qui s’impose d’emblée, et dont on attend impatiemment le prochain roman.
Je ne sais pas comment elle fait
d’Allison Pearson
Traduit de l’anglais par Claudine Richetin
Éd. Plon, 2002, 414 p.