Le Jeu de l’oie / L’Homme de ma vie : Leur vie est un roman
Voici deux nouvelles parutions québécoises qui explorent chacune à leur façon le territoire de l’intime: Le Jeu de l’oie, de SYLVIE DESROSIERS et L’Homme de ma vie, d’ALINE APOSTOLSKA. Deux récits aux accents autobiographiques mais baptisés "roman". Je est une autre?
Si la majorité des romanciers puisent plus ou moins dans leur vie pour ourdir leurs histoires (ou "tricoter la réalité", selon le joli mot de Brigitte Caron), bien peu le reconnaissent, beaucoup prennent ombrage qu’on les en soupçonne, et plusieurs se protègent en brandissant l’avertissement d’usage: "Toute ressemblance avec des personnes existantes est purement fortuite"… Pour une Nelly Arcan qui laisse opportunément planer le doute sur la véracité de son récit, combien de Marie-Sissi Labrèche ou de Maxime-Olivier Moutier oseront jouer franc jeu?
C’est qu’en plus du talent d’écrivain, il faut un certain courage pour mettre en scène son intimité. Pour risquer de se mettre à dos les gens que l’on a pris la liberté de portraiturer, en les nommant ou non. Pour mettre à nu des douleurs vives ou des échecs privés. Il faut du courage, ou tout simplement l’impérieux besoin de se libérer de l’emprise d’une histoire personnelle qui cherche à devenir universelle.
Il en est manifestement ainsi du Jeu de l’oie, ce court récit sous-titré Petite histoire vraie d’un cancer, que vient de publier Sylvie Desrosiers. Un récit où l’auteure de romans jeunesse bien connue raconte la lutte qu’elle a menée contre la maladie.
"Je m’appelle Sylvie Desrosiers et j’ai eu le cancer du sein", écrit-elle en quatrième de couverture. "Nous, les écrivains, c’est bien connu, puisons sans cesse dans nos existences les idées, l’inspiration, tout ce qui peut être intéressant pour écrire une histoire. Je l’ai déjà fait bien des fois, et maintenant je le fais encore."
Dans cette histoire racontée d’une écriture simple, sans fioriture, humble et pudique, mais aussi souvent parsemée d’humour, l’auteure des Princes ne sont pas tous charmants, de Ma mère est un extra-terrestre et de Je suis Thomas (tous publiés à La courte échelle) relate les mille difficultés quotidiennes que doit affronter une femme atteinte de cette maladie "non pas inhumaine, mais au contraire désespérément humaine". Des maladresses des amis qui veulent pourtant bien faire au manque de délicatesse de certains médecins, des examens humiliants aux attentes angoissantes. Mais aussi, les rencontres et les formidables complicités qui se développent. "Le Jeu de l’oie est un roman, insiste Sylvie Desrosiers. C’est la partie de dés que j’ai jouée avec la maladie." Un roman qui se veut néanmoins utile, et qui le sera sûrement, à l’intérieur duquel on a inséré une carte plastifiée, gracieuseté de la Fondation québécoise du cancer, expliquant comment procéder à l’auto-examen des seins, et dont une partie des profits ira à la recherche.
Une histoire inventée?
"Ne cherchez pas à savoir si c’est vrai, écrit Aline Apostolska en ouverture de son récit. Ce matin je me suis décidée à vous l’écrire, c’est donc une histoire."
Ainsi démarre L’Homme de ma vie, vingt-cinquième titre de cette auteure, injustement méconnue, née en Macédoine en 1961 et établie au Québec depuis cinq ans. Un récit qui emprunte le ton de l’autobiographie, mais que l’auteure compare plutôt, dans sa dédicace, à une "levée de voiles".
L’Homme de ma vie raconte sans pudeur, avec un style flamboyant, une écriture sentie, une passion contagieuse, non pas l’homme de sa vie, mais les hommes qui ont fait d’elle la femme qu’elle est devenue: son père, ses fils, les pères de ses fils et ses amants. Des hommes rencontrés dans toutes les villes que l’auteure a habitées ou visitées, de Skopje à Montréal, en passant par Sydney, Venise, New York, Alger, Bruxelles, Paris, Dharamsala et Le Caire, pour n’en nommer que quelques-unes. Des rencontres qui ont fait de sa vie une histoire qu’"Hollywood n’aurait pas osé inventer", ainsi qu’elle l’écrit à quelques reprises, faite de fulgurances, de douleurs, de passions, de départs précipités, de fuites angoissées, de voyages extraordinaires, d’expériences-limites, et d’amour, bien sûr, passionné et dévorant.
Impudique, enflammée, avançant dans son récit sans protection ("l’énergie qui m’est la plus étrangère, dira-t-elle, est la préservation"), Aline Apostolska nous sert, par la bande, une fascinante réflexion sur le genre autobiographique. "Qui est ce moi que je jette en pâture, comme on jette les choses au feu? demande-t-elle. Moi existe-t-il? Au fond, vous et moi n’avons guère plus d’importance que la feuille qui s’envolera avec le vent d’automne."
Mais les vies écrites, elles, resteront. En autant qu’elles aient été écrites sur "la peau du coeur".
Le Jeu de l’oie
de Sylvie Desrosiers
La courte échelle, 2003, 189 p.
L’Homme de ma vie
d’Aline Apostolska
Québec Amérique, 2003, 204 p.