Bal à l'abattoir : Langue hachée
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Bal à l’abattoir : Langue hachée

C’est de l’étonnant délire verbal que nous sert Pierre-Yves Thiran avec son roman Bal à l’abattoir, son tout premier; on croit rêver, la langue n’étant généralement pas si brillamment malmenée du premier coup.

C’est de l’étonnant délire verbal que nous sert Pierre-Yves Thiran avec son roman Bal à l’abattoir, son tout premier; on croit rêver, la langue n’étant généralement pas si brillamment malmenée du premier coup.

Héros piteux de son propre roman, Thiran nous fait d’abord le récit de sa débandade de travailleur. On n’a pas lu deux pages que voilà le professeur suppléant qui se présente en retard une petite fois de trop à l’école, se faisant servir en doublé un discours paternaliste du directeur et son avis de remerciement. "Si je me le suis agité, le CV!… secoué à pleine tige… (…) J’étais pas stratège, j’étais optimiste. Le destin veille, je me disais, les étoiles guideront… mais va voir guidon! Rien guidait… ça dormait… cosmos d’indifférence!"

Et d’envolées blablatantes, parfois à la limite de la lisibilité, au dialogue de théâtre, au poème mallarméen, mêlant un peu d’English ici, d’espagnol et d’italien, et avec de soudains passages à une syntaxe scolaire qui nous prend par surprise, Pierre-Yves Thiran continue ainsi.

Il sera vendeur itinérant d’objets multiples au sein d’un groupe de "30 perdus de la vie" sur lesquels s’acharne chaque matin le champion de la motivation qui leur tient lieu de boss:

"- Queu-cé qu’on va fâââïre aujourd’hui?

Tous les trente couillons, kapos compris, on devait répondre:

– Vendre! Vendre! Vendre!"

Mais le pauvre n’ayant pas l’âme d’un vendeur, il abandonnera aux commerçants grecs du Mile-End la bataille du bargaining pour devenir correcteur à Sur place, un magazine tenu de main ferme par Gaburin Vocifère, 57 ans, pourfendeur de l’article songé, roi du human interest et plus encore du bacon qu’il en tire.

Bal à l’abattoir est souvent drôle, plein d’une saine révolte contre le préfabriqué et le règne du pognon, mais il n’est pas toujours compréhensible, loin de là. C’est le parti qu’a pris Pierre-Yves Thiran, grand amateur de Joyce, auteur d’un mémoire de maîtrise sur Pascal et qu’on soupçonne d’admirer encore d’autres écrivains pas simples, de subvertir la langue, de trancher dans la syntaxe, de faire des papillotes avec les mots. "Papaxe pleure en parlant à sa toto vers l’autravail, il est tropeu seul; il a tous les oiseaux de sa tête pardi, la plume collée dans sa gorge qui lui fait mal." Comme le sens n’émerge pas forcément, le lecteur devra compter sur son amour du triturage verbal pour traverser tout le roman, et en particulier les deux parties qui se déroulent à Édimbourg et qui mettent en scène un alter ego de Thiran: Paul Wer, journaliste qui envoie des textes portant sur un peu tout ("texts on Scotland, love, thoughts, history, music, flowers…").

Pierre-Yves Thiran est né à Lima, en 1971, et il a vécu au Brésil et en France avant de s’installer au Québec. On dit, sur la jaquette de son roman, mais peut-être ment-on, qu’il est correcteur pour le fisc. L’évasion, faut croire qu’il connaît. En tout cas, manifestement, celle qui mène sa formidable imagination…

Bal à l’abattoir
de Pierre-Yves Thiran
Boréal, 2003, 312 p.

Bal à l'abattoir
Bal à l’abattoir
Pierre-Yves Thiran