Le centenaire de Simenon : La légende du siècle
On a dit de lui qu’il était l’homme de tous les excès. Collectionneur de femmes, infatigable machine à écrire, gros buveur, fumeur de pipe invétéré, fêtard, mais aussi matinal, compulsif et discipliné. Mais bien au-delà de la légende, il y a l’oeuvre d’un grand écrivain qui aurait eu 100 ans cette année.
Au chapitre qu’il lui consacre, dans son Dictionnaire des maîtres du roman policier (Bordas, 1991), Robert Deleuze s’amuse à faire défiler les chiffres. Simenon était "l’auteur aux 700 millions d’exemplaires vendus à travers le monde, traduit en 57 langues, publié dans 40 pays; l’écrivain aux 25 pseudonymes, aux 400 romans (…); Simenon le géant, l’homme aux 10 000 femmes dont 8000 prostituées, aux 200 pipes et aux 2 bouteilles de bordeaux quotidiennes…" Voilà pour le mythe Simenon, pour la légende que l’auteur a vaillamment contribué à créer de son vivant, et qui a peut-être nui à l’oeuvre, dans une certaine mesure. Car longtemps les romans de Simenon ont été boudés par les intellectuels, comme si la popularité et le génie, vieux débat s’il en est, ne pouvaient tout simplement pas se côtoyer. "La devise de Maigret, c’est aussi la mienne, disait Simenon: comprendre, et ne pas juger."
Cent ans après la naissance de Georges Simenon, son oeuvre est enfin comprise, et l’homme connaît la consécration ultime, faisant son entrée dans le sacro-saint cercle de La Pléiade, aux côtés des plus grands. Cette année, la luxueuse collection de chez Gallimard fera paraître une sélection de 21 titres signés Simenon, dont cinq enquêtes menées par l’inspecteur Maigret auquel Jean Gabin a si souvent donné ses traits au cinéma.
Michel Lemoine, simenonien de longue date, a servi de conseiller aux spécialistes à qui on a confié la direction des deux volumes de La Pléiade (Jacques Dubois, président du Centre d’études Georges Simenon, et Benoît Denis). Lui-même auteur d’une dizaine d’ouvrages sur Simenon, Lemoine le place parmi les grands auteurs du XXe siècle. "Simenon est un de ces écrivains qui tentent d’approcher l’homme dans ce qu’il a de plus profond, explique-t-il, joint chez lui en Belgique. C’est un peu comme s’il avait essayé, livre après livre, de connaître le commun dénominateur de tous les hommes."
Et bien que son oeuvre soit constituée autant de romans psychologiques que d’intrigues policières, son influence sur le genre policier est indéniable. "Il faut se rappeler où en était le roman policier en 1930, explique Lemoine, au moment où Maigret a fait son entrée. Le genre était alors pratiquement uniforme. Il s’agissait de romans quasi scientifiques, comme ceux d’Agatha Christie. On n’avait guère évolué dans le domaine depuis Sherlock Holmes. Avec Maigret, on a découvert des romans policiers qui se penchaient beaucoup plus sur l’humanité des personnages que sur le problème à résoudre. Des romans dont le but était moins de démontrer qui avait tué que de savoir qui était l’homme qui était coupable."
La magie Simenon
Simenon aura déclenché plusieurs passions grâce à sa façon de décrire les lieux, de faire vivre une histoire, d’animer des personnages. L’éditeur français Bernard de Fallois fait partie des amateurs tombés sous le charme dès les premières lignes: "Il y a une magie chez lui, explique de Fallois, une construction, une technique dans le roman, une façon de faire progresser petit à petit les informations, de nous faire vivre à l’intérieur des personnages, qui lui sont propres."
Pour Jean Forest, professeur de langues et de littérature à l’Université de Sherbrooke et auteur de deux ouvrages sur Simenon, le génie de l’auteur belge ne fait pas de doute. "Un grand écrivain n’est pas celui ou celle qui est capable de multiplier les scénarios, précise-t-il, mais qui est capable de créer un type. Ça, c’est difficile. Le personnage de Maigret est de la trempe des grands de la littérature mondiale, comme le père Karamazov, ou le père Goriot, ou madame Bovary."
Un grand héros de la littérature qui exerce le métier d’inspecteur de police? "Pourquoi pas! s’enflamme Forest. Toute la littérature pose le problème de la loi, 9 histoires sur 10 racontent le destin de mauvais garçons qui se heurtent à la loi. Ce qui caractérise Simenon, c’est que dans ses Maigret, on suit celui qui représente la loi […]."
"J’ai l’impression que Simenon est un peu le père de tous les romanciers policiers qui ont suivi, résume Michel Lemoine. Il a modifié profondément la perspective du roman policier. Et même si tous les romanciers n’ont pas infléchi le genre dans le même sens, il est évident qu’après lui, on ne s’est plus contenté de la simple solution d’un problème."
Et puis il y a l’universalité des romans de Simenon. "Chez tous les hommes, dira Bernard de Fallois, il y a, à un certain moment de leur vie, ce sentiment d’avoir perdu le contact, de ne plus savoir comment dire ce qu’on pense. Ce malaise est le thème, le noeud de toutes les créations de Simenon. Et il l’a exprimé de manière universelle – il pouvait prendre un décor aux États-Unis, en France, en Russie, en Turquie, en Afrique noire! Simenon employait souvent la métaphore du dentiste, il disait qu’il allait à la racine, même si ça fait mal. Quand on atteint la racine, c’est là qu’on voit que les hommes sont tous pareils."