Camus à Combat : L’homme libéré
Souvent, le passé éclaire le présent. Devant les puissances politiques contemporaines qui nous dirigent vers une imminente guerre en Irak, on aimerait bien entendre la voix d’Albert Camus. "La paix du monde, ce bien sans mesure, il vaut mieux qu’elle soit préparée par des hommes au visage heureux que par des politiques aux yeux tristes." C’était à la mort du président Roosevelt. Comment Camus aurait-il jugé le regard abyssal de Bush?
"L’héroïsme est peu de chose, le bonheur est plus difficile."
Albert Camus, Lettres à un ami allemand
Souvent, le passé éclaire le présent. Devant les puissances politiques contemporaines qui nous dirigent vers une imminente guerre en Irak, on aimerait bien entendre la voix d’Albert Camus. "La paix du monde, ce bien sans mesure, il vaut mieux qu’elle soit préparée par des hommes au visage heureux que par des politiques aux yeux tristes." C’était à la mort du président Roosevelt. Comment Camus aurait-il jugé le regard abyssal de Bush?
Hélas, Camus est mort en 1960. On doit donc lire et relire ces brillants éditoriaux écrits entre 1944 et 1947, au coeur d’une autre grave crise mondiale, alors qu’il était rédacteur en chef du journal Combat. Fondé dans la clandestinité sous l’Occupation par des journalistes résistants, Combat deviendra officiel à la libération de Paris. Malgré un tirage modeste (autour de 100 000 exemplaires) et des ennuis financiers, l’influence de ce quotidien se mesure à la lumière des signatures qu’on pouvait y trouver: Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Georges Bernanos, Raymond Aron, Roger Grenier… Chose rare en France, ce journal était indépendant des partis politiques.
Les 165 articles de Camus à Combat sont regroupés dans un recueil établi et présenté avec érudition par Jacqueline Lévi-Valensi. La plupart de ces textes n’ont rien perdu de leur pertinence. Épris de justice et de liberté, le journaliste avait un souci d’éthique et de morale hors du commun. Et lorsqu’une grande plume est au service d’un grand esprit, elle demeure toujours actuelle.
Dans ces textes, Camus commente des événements survenus voilà plus de 50 ans (comme la libération de Paris, la bombe atomique sur Hiroshima, la naissance de l’ONU, la crise en Algérie…). Néanmoins, on dirait qu’ils ont eu lieu hier. À l’instar de Dominique de Villepin, ministre du gouvernement Chirac argumentant au Conseil de sécurité, Camus incitait ses contemporains au dialogue: "J’ai toujours pensé que si l’homme qui espérait dans la condition humaine était un fou, celui qui désespérait était un lâche. Désormais, le seul honneur sera de tenir obstinément ce formidable pari qui décidera enfin si les paroles sont plus fortes que les balles." Et de conclure que "la dure et merveilleuse tâche de ce siècle est de construire la justice dans le plus injuste des mondes".
Aujourd’hui, alors que le 21e siècle se définit peu à peu, Albert Camus aurait sans doute analysé avec justesse la fatigue culturelle des Américains comme il l’a fait pour ses compatriotes: "Le goût de l’honneur ne va pas sans une terrible exigence envers soi-même et envers les autres. Cela est fatigant, bien sûr. Et un certain nombre de Français étaient fatigués d’avance en 1940."
À l’époque, au Figaro, un autre grand écrivain signe des éditoriaux. Par journaux interposés, François Mauriac, le catholique, et Albert Camus, l’athée, croisent parfois le fer. Loin des polémiques égotistes, les deux hommes menaient un réel débat, une véritable confrontation d’idées dans le profond respect de leurs opinions respectives. Une telle honnêteté intellectuelle se fait rare de nos jours.
Dans d’autres articles, le rédacteur en chef commente la situation de la presse de l’immédiat après-guerre. On admire sa vision du métier. Selon Camus, le journalisme est "un travail absurde et nécessaire". Pour être à la hauteur de ses exigences, il faut savoir douter. L’auteur de La Peste affirmait que le journalisme est "une des plus belles professions que je connaisse, justement parce qu’elle vous force à vous juger vous-mêmes". Mais peu de journalistes peuvent, comme Camus, défendre de grandes idées tout en reconnaissant leur fragilité.
Lire les articles d’Albert Camus, un demi-siècle après leur publication, c’est découvrir, avec grand bonheur, que le journalisme peut être un art. À condition de le pratiquer avec honnêteté et lucidité.
Camus à Combat
Éditoriaux et articles d’Albert Camus 1944-1947
Éd. Gallimard, 2002
748 p.