Max et les félins : Monter un bateau
Max et les félins , vous connaissez? On a prétendu l’automne dernier que ce livre avait inspiré le lauréat du Booker Prize, Life of Pi, de YANN MARTEL. Les Intouchables publie le délicieux petit roman du Brésilien MOACYR SCLIAR en misant sur cette controverse avortée. Y a-t-il de quoi fouetter un chat? Notre critique a lu les deux livres, pour juger…
Voici "LE LIVRE QUI A INSPIRÉ YANN MARTEL, LAURÉAT DU MAN BOOKER PRIZE 2002", est-il écrit, en majuscules jaunes sur fond rouge, sur la page couverture de Max et les félins, de Moacyr Scliar (en mini-minuscules). "On a vite fait le rapprochement entre Max e os felinos, paru en 1981, et le récent ouvrage de Yann Martel, Life of Pi (…), peut-on lire encore en quatrième de couverture. Que les accusations de plagiat ou d’emprunt soient justifiées ou non, il est temps de s’attarder comme il se doit à cette oeuvre…" Et cetera.
Voilà un bel exemple de la vitesse de réaction d’un éditeur, Michel Brûlé, bien connu pour ne craindre ni la controverse ni les accusations d’opportunisme. Entre le moment où Martel s’est vu soupçonner (mais jamais accuser formellement, précisons-le) de plagiat, et le moment où Brûlé a fait paraître la nouvelle traduction française de Max et les félins, il s’est passé à peine trois mois. Trois mois pour mettre la main sur le roman original, le faire traduire du portugais (par Sylvie Gajevic, qui semble avoir fait un travail honorable), trouver une illustratrice (Isabelle Arsenault, qui a fait aussi du joli boulot), procéder à la mise en pages, aux corrections, à l’impression; bref, un petit tour de force.
Voilà, par ailleurs, un bel exemple de détournement de lecteurs. Car avant même que l’on ait posé les yeux sur la première ligne de cet intrigant Max et les félins, notre perception du roman est biaisée; on est agacé par cette histoire pas très claire d’emprunt ou de plagiat, et dérangé par des arrière-pensées, dont l’envie d’aller lire, de ce pas, le fameux roman de Yann Martel. Ce que nous avons fait. Dans sa version originale anglaise, puisque la traduction française ne paraîtra chez XYZ qu’en août 2003.
En premier lieu, Max et les félins. Ce roman, paru d’abord en 1981, raconte, sur le mode du conte, l’épopée d’un jeune Juif allemand qui, pour fuir un amant jaloux et la montée du nazisme, s’embarque clandestinement sur un bateau vers le Brésil. À son bord, un certain Monsieur Ettore, "directeur et imprésario d’une sorte de cirque ou de parc zoologique. Les animaux se trouvaient dans la cale du bateau".
Or le bateau fait naufrage, et Max, qui était terrorisé, enfant, par le grand tigre empaillé qui trônait dans la boutique de fourrure de son père, se retrouve perdu en mer, partageant son canot de sauvetage avec un jaguar. Cet épisode du naufrage dure 16 pages dans un roman qui en compte 100. Quant au jaguar, il a disparu de l’histoire; on ne sait trop ce qui est advenu de lui, il pourrait même n’avoir été que le fruit du délire de Max.
Par la suite, Max est rescapé par des marins; il commence une nouvelle vie à Porto Alegre, se marie, fait des petits, vit heureux jusqu’au jour où il se retrouve voisin de l’homme même qu’il voulait fuir, à Berlin. Sa vengeance sera lente et cruelle.
Jaguar contre tigre du Bengale
Le roman de Yann Martel (qui compte autant de chapitres que celui de Scliar compte de pages) commence en Inde. La famille de Piscine Molitor Patel (surnommé Pi, comme le symbole mathématique) est propriétaire d’un grand zoo. Pour le petit garçon, fasciné autant par les religions (il sera simultanément musulman, hindou et chrétien) que par les animaux, c’est le paradis sur terre. Mais l’Inde, sous le règne de madame Gandhi, n’est plus celle qu’aimaient ses parents, qui décident d’émigrer au Canada. Le 21 juillet 1977, la famille s’embarque à bord d’un cargo japonais dans la cale duquel voyagent quelques animaux du zoo vendus à l’étranger. Le cargo fait naufrage quelques jours plus tard. Pi se retrouve sur un bateau de sauvetage, avec, comme compagnons de fortune, un zèbre blessé, une hyène, un orang-outan, des coquerelles, un rat, et un tigre du Bengale dénommé Richard Parker. De la page 107 à la fin de ce roman de 356 pages, nous allons suivre, fascinés, la dérive de Pi qui, seul au monde, devra survivre, avec l’aide de Dieu, en affrontant la solitude, la mer et la vie sauvage.
Yann Martel a péché par excès d’honnêteté, si une telle chose est possible. S’il n’avait pas écrit, dans sa préface, que l’étincelle de départ ("the spark of life") de son roman, il la devait à Moacyr Scliar, gageons que personne n’aurait jamais fait le rapprochement. Et si Scliar avait poursuivi Martel pour plagiat, il est certain qu’il aurait perdu sa cause. Car à ce compte-là, on aurait pu accuser le Montréalais d’avoir plagié le Moby Dick de Melville, Le Vieil Homme et la mer d’Hemingway, le Robinson Crusoé de Defoe et le Vendredi de Michel Tournier; sans compter les romans de Jack London, le film de Robert Zemeckis, Castaway, et tant qu’à y être, la Bible et son Arche de Noé. Mais Moacyr Scliar et son éditeur brésilien ont renoncé à toute poursuite.
Pourquoi l’éditeur québécois de Scliar a-t-il décidé de faire de cette controverse avortée son argument principal de vente? "Je sais que la polémique fera vendre, répond Michel Brûlé par courriel. J’ai publié trop d’excellents romans qui sont passés inaperçus pour ne pas en être absolument convaincu."
L’avenir et les chiffres de vente nous diront s’il a eu raison. En attendant, on peut toujours se dire que cette histoire aura eu le mérite de nous faire goûter à ce petit délice de finesse et d’intelligence qu’est le roman de Scliar.
Max et les félins
De Moacyr Scliar
Les Intouchables
2003, 101 p.