David Homel : Fous alliés
DAVID HOMEL est allé voir si les Serbes étaient aussi méchants qu’on le croit. Dans un nouveau roman à l’humour délicieux, L’Analyste, il rapporte la preuve qu’ils ne sont ni pires ni mieux que les autres… mais que la folie guette bel et bien tous les survivants.
L’appartement qui lui tient lieu de bureau est à moitié vide et à moitié plein, à moitié rénové et à moitié délabré, chaud par la couleur, froid pour les pieds, et on ne sait trop si celui qui nous accueille veut ouvrir la porte pour nous laisser entrer ou pour déguerpir. Quelque chose de non défini plane résolument dans l’atmosphère!
"En fait, je veux prendre ma retraite et aller là où il y a toujours du soleil et du vin!" dit d’entrée de jeu David Homel, souriant… mais incontestablement triste à la fois. Et dans cette fraction de seconde où le soleil et l’ombre éclairent son visage, ce n’est pas que lui qu’on a devant soi, c’est tout un peuple, et d’autres encore: Juifs, Noirs, Arméniens, des fous de la vie malgré leur bagage d’horreurs et de morts…
Parce qu’il s’imaginait peut-être avoir une certaine affinité avec les habitants de l’ex-Yougoslavie, David Homel s’y est rendu pour la première fois en mars 1999, peu de temps avant le début des 78 jours de bombardements de l’OTAN. "On m’avait conseillé d’aller à Sarajevo, comme tous les vautours qui s’y étaient déjà rendus, pour filmer les morts. Mais j’ai plutôt décidé d’aller voir la nation serbe, la nation démonisée. Et je suis allé à Belgrade." Homel raconte avoir senti dès son arrivée un énorme attachement pour les citoyens de Belgrade. De sorte qu’à son retour à Montréal, il a entrepris l’écriture d’une histoire mettant en scène quelques-uns d’entre eux. À la faveur de divers voyages, et de la rencontre d’individus déterminants, il mettrait quelque temps plus tard le point final à L’Analyste, roman racontant la tragicomique existence d’un psychologue serbe, qui se voit "invité", aussi bien dire "condamné", par le gouvernement à diriger un Centre de détresse pour soldats.
"Avec les événements politiques que l’on sait, je n’ai pas pu retourner à Belgrade avant mai 2000. C’est à ce moment-là que j’ai trouvé exactement ce qu’il me fallait pour mener à bien mon histoire. J’ai trouvé un groupe de gars, de toutes les nationalités, qui avaient tous été plus ou moins victimes de la guerre – psychologues, sociologues, médecin légiste – et qui avaient créé un centre d’intervention de crise. Ils recevaient des soldats qui avaient commis des crimes, mais ils recevaient aussi des réfugiés. C’était très sale de tous les côtés… Et c’était justement ma position. Même si, statistiquement, il y a eu plus de morts aux mains des Serbes, ce qu’un côté a fait, l’autre l’a fait également…"
La peur et l’humour
Autour de son personnage central de psychologue, Aleksandar, gravitent d’autres Serbes, qui sont, comme lui, légèrement portés sur les déclarations à l’emporte-pièce et les gestes théâtraux. C’est un fils, Goran, qui se meurt d’une maladie héréditaire; une épouse, Zlata, psychiatre aguichante dont on ne sait trop si elle est l’amie de son mari ou de son gouvernement; et une maîtresse, Tania, qui semble bel et bien pour sa part l’amie d’Aleksandar… mais sait-on jamais. Car David Homel s’amuse à déstabiliser nos attentes d’Occidentaux et à laisser tranquillement ses personnages évoluer jusqu’à ce que les bons Serbes se démarquent des mauvais, et que des fonctionnaires anges gardiens – il y en a! – s’élèvent parmi les dirigeants sanguinaires.
"J’ai vu à Belgrade des gens qui vivent dans la peur constante de devenir fous, des gens qui ne savent plus si leurs amis sont toujours leurs amis, des gens qui se font bouffer toute leur énergie par les événements politiques. Mais j’ai vu les mêmes gens faire preuve d’un humour absolument extraordinaire."
Au bout de plusieurs jours en compagnie de survivants serbes, musulmans et croates, David Homel se fera dire par un de ses nouveaux amis qu’il est pareil à eux. "J’ai ça dans le sang. Par la famille. C’est ce qui me sépare d’autres écrivains québécois. Je vis avec l’Europe de l’Est. Je vis avec la Deuxième Guerre et ses séquelles. Pour moi, c’est la réalité courante."
L’écrivain est épris de fraternité.
Et on devine que son prochain roman nous en fera la preuve.
"C’est un truc, dit-il, qui va tenter de prouver que les hommes ont des émotions."
Sur ce, il se lève un peu pesamment, et il éclate de rire…
N. B.: Cet article signe pour moi la fin de 10 ans de collaboration avec Voir. Ce fut un plaisir…
Extrait:
"Nos soldats avaient mitraillé des gens et les avaient enterrés là où ils avaient été fauchés, dans les villages ou dans les champs où on les avait piégés. Aujourd’hui, les assassins devaient battre en retraite – autre preuve que nous étions en train de perdre la guerre. Voilà précisément ce qu’étaient ces cadavres ensevelis: des preuves. (…) C’est là que Tania intervenait. Elle faisait partie de la Brigade des ossements, comme elle se plaisait à l’appeler – trait d’humour noir caractéristique ayant pour fonction de blinder la victime d’un traumatisme contre la réalité. On l’avait réquisitionnée pour un travail forcé qui, dans le registre de l’horreur, égalait tout ce que les nazis avaient concocté pendant la Deuxième Guerre mondiale. Une fois exhumés et exposés aux yeux éclatants du firmament, les cadavres devraient changer d’identité, devenir des cadavres serbes, des cadavres de chez nous. Ce qui signifiait nécessairement que les Croates et les musulmans, l’autre camp donc, avaient commis le crime. Tania avait pour tâche de travestir les morts, de les faire passer pour des morts à nous. Logique implacable dans une culture de victimes comme la nôtre."
L’Analyste
De David Homel
Traduit de l’anglais par Lori Saint-Martin et Paul Gagné
Leméac / Actes sud, 2003, 392 p.