La Main de Dante : L'enfer, c'est les autres
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La Main de Dante : L’enfer, c’est les autres

Livre inclassable, contradictoire et parfois abscons, La Main de Dante n’en est pas moins l’ouvrage capital d’un écrivain américain majeur. Malgré quelques dérapages, NICK TOSCHES s’y révèle aussi mordant qu’érudit, et son livre touffu force l’admiration.

Auteur d’ouvrages magnifiques sur les dessous de la musique populaire (Country, Héros oubliés du rock’n’roll, ou encore Hellfire et Dino, biographies de Jerry Lee Lewis et Dean Martin), brillant inventeur de la critique rock (aux côtés de Richard Meltzer et Lester Bangs, il a défini le genre, dans les pages du défunt magazine Creem), Nick Tosches a mené une existence digne de Bukowski, Burroughs et Hunter S. Thompson réunis.

Un vécu qui n’a rien d’anecdotique, car le personnage de Nick Tosches est quasi indissociable de son oeuvre. C’est plus que jamais vrai dans cette Main de Dante, dont le personnage principal est un écrivain nommé Nick Tosches, comme par hasard, lui aussi un exégète de Dante, un fan indéfectible des Rolling Stones et l’auteur d’une bibliographie en tous points similaire à celle de son créateur.

L’histoire de ce "roman" protéiforme démarre sur les chapeaux de roues avec une phrase aussi perverse que sibylline ("Louie ôta son soutien-gorge et le jeta sur le cercueil"), qui donne l’impression de plonger tête baissée dans un polar crade et poisseux. Une phrase que les adeptes de Tosches, du reste, connaissent déjà puisqu’elle figurait, dans toute son obscure et solitaire splendeur, à la fin de son recueil de textes The Tosches Reader.

Mais, malgré les penchants évidents de l’auteur pour le monde de la Cosa Nostra, filon exploité dans quelques-uns de ses romans et une bio, La Main de Dante est bien loin du roman de gare. Au mieux pourrait-on rapprocher son sujet de celui de Chiens galeux, de Don DeLillo, où l’objet de la quête était une bobine de film relatant les dernières heures du Führer. Ici, le Graal est un chef-d’oeuvre de la poésie: le Louie en question, mafieux cruel, pervers et amoral, candidat idéal aux derniers cercles de l’Enfer dantesque, fait partie d’une bande de criminels sur la piste du manuscrit original de La Divine Comédie, découvert par hasard par un vieux moine italien dans les caves du Vatican. Une prémisse qui n’a déjà rien de banal, mais lorsque, vers le milieu de ce "récit" labyrinthique, le véritable Dante Alighieri fait son apparition, la confusion des genres atteint son paroxysme. Les mafiosi sont presque relégués à l’arrière-plan (non sans avoir fait couler des rivières d’hémoglobine) et l’auteur de La Commedia, alors en exil de Florence, vit des angoisses poético-existentielles qui sont le miroir de celles de l’écrivain moderne.

Règlements de comptes
Entre les arcanes souvent impénétrables de la kabbale, les longues tirades sur l’âme des mots vue à travers la lorgnette de la numérologie antique et les détours dans les ruelles de l’univers mafieux, le personnage de l’écrivain permet à Tosches de régler ses comptes avec l’Amérique nouvelle, celle de la bêtise triomphante, du politiquement correct et de l’inculture élevée au rang des Beaux-Arts. Les éditeurs américains, à commencer par le sien, subissent le plus gros de ses foudres, mais personne n’est épargné lors de ses nombreux accès de misanthropie. "Aux chiottes l’univers rétréci de leur logos de merde, cet agrégat de mensonges qui forme aujourd’hui la moelle épinière des zombies qui autrefois revendiquaient fièrement leur appartenance à l’espèce humaine. Aux chiottes ce monde dont la seule religion est la médiocrité (…)", écrit-il dans La Main de Dante. Et d’ajouter, hilare et mordant à la fois dans une récente entrevue accordée au magazine Les Inrockuptibles: "Mais pourquoi se soucier des Américains? (…) les Américains lisent de mauvais livres qu’une grosse négresse de Chicago leur recommande."

L’ennui, c’est que Tosches, qui, comme il l’affirme lui-même par la bouche de son personnage homonyme, "en connaît un rayon sur Dante", traite parfois avec le même mépris ses propres lecteurs, lesquels, s’ils ne connaissent pas La Divine Comédie dans le texte (certains des passages cités le sont dans l’italien d’origine, sans le bénéfice de la moindre traduction), seront condamnés à nager en rond dans son Styx littéraire.

Au-delà de l’intrigue entourant la quête du manuscrit, La Main de Dante est un véritable réquisitoire dans lequel Tosches en vient à affirmer que la littérature est l’ennemi du bien. Comme Dante, qui, à la fin de sa vie, aurait aimé substituer au stil nuovo, dont il fut le plus grand représentant, un stil æterna plus proche de l’objet de sa contemplation, Tosches aspire à une forme de littérature débarrassée de tout artifice. À travers le personnage de l’écrivain, il se questionne sur les pièges de la littérature avec des phrases du genre: "J’avais six ans la première fois que j’ai ôté la vie à l’un de mes semblables. Est-ce que je viens vraiment d’écrire cette phrase? Cette putain de phrase qui pue à plein nez la rhétorique creuse et l’emphase à la petite semaine", mais le style qu’il emploie dans les chapitres consacrés à Dante est parfois si ampoulé qu’il contredit ses propres aspirations. Reste un livre dense, dur et formidablement érudit, difficile à digérer d’un coup mais impossible à vouer aux gémonies. Pour employer une allégorie dantesque, on pourrait dire que si Tosches tend de tout son être vers le Paradis, son livre est une création ambitieuse et imparfaite condamnée au Purgatoire. Lorsque la majorité de ses contemporains méritent à peine une place en enfer, c’est déjà beaucoup.

La Main de Dante

de Nick Tosches

Traduit de l’américain par François Lasquin

Éd. Albin Michel

2003, 421 p.