Virages dangereux et autres mauvais tournants

"Mais qu’est-ce que la réalité, au fond, sinon une illusion plus entêtée que les autres?" écrit l’un des personnages de Virages dangereux et autres mauvais tournants. La réalité n’est d’ailleurs pas la matière première de ce recueil de nouvelles qui nous plonge dans des univers inventés, loufoques et ludiques. Nando Michaud s’y frotte avec une plume parodique et un plaisir manifeste à la littérature de genre: anticipation, science-fiction, suspense policier, érotisme. Divertissement garanti pour lecteurs aimant décoller du réel.

Un humour caustique et une imagination en verve sont les principaux ingrédients des 13 histoires diverses composées par l’auteur du Hasard défait bien des choses (Triptyque, 2000) et de plusieurs romans jeunesse. Tous les coups sont permis dans Virages dangereux…; même la licence romanesque devient un permis de tuer. Ce "beauf spirituel de Frédéric Dard" – le livre est offert à la mémoire du créateur de San Antonio – s’amuse volontiers avec la langue, quitte à affubler certains personnages de noms-calembours plutôt gratuits (André Naline, Renaud Thylus et autres Dédé Tektive).

Mais, malgré la chute décevante de quelques histoires (Libido Blues, Au pied de la fente rousse, À la recherche du temps perçu), le recueil séduit d’abord par les bonnes idées à la base des nouvelles. Imaginez, par exemple, un petit futé qui combat sa peur de l’avion en concluant que la meilleure façon de s’assurer qu’il n’y a pas de bombe à bord est… d’en transporter une lui-même! Simple question de calcul des probabilités. Mais il faut alors "jouer le jeu avec le plus de réalisme possible afin que le Grand Gérant cosmique des Probabilités n’y voie que du feu". Les événements s’enchaînent ensuite selon la folle logique de cet univers où tout semble possible.

Nando Michaud revisite sur le mode parodique certains thèmes classiques de la SF, comme la machine à voyager dans le temps ou l’univers virtuel. On reconnaît un thème digne de Philip K. Dick (le récit parle d’ailleurs de "simulacres dickiens") dans La Fenêtre et le Néant, où un employé revient de ses vacances virtuelles de 30 ans – garanties une fois par année par la convention collective – avec un doute accru sur sa propre existence. "N’était-il qu’un figurant virtuel dans une sorte de Cré Basile cosmique destiné à meubler les loisirs d’entités supra-réelles qui s’ennuient?"

Saupoudrés de références savantes, les meilleurs récits laissent entrevoir, sous la pochade, une charge de satire sociale. Inventer des univers futurs, n’est-ce pas aussi une façon de parler d’aujourd’hui? Virages dangereux… trace parfois le portrait d’un monde mené par une Économie qui doit toujours tourner sous peine de s’effondrer, et qui a pris le pas sur les intérêts humains. Certains de ses protagonistes tentent vainement de se révolter contre les lois préétablies d’une société productiviste très encadrée. Comme le quadragénaire de la très caustique Virage thanatologique, qui apprend que son enterrement, vendu en même temps qu’une assurance-vie par une grosse compagnie de pompes funèbres, est prévu pour… le lendemain. Beau cas d’"intégration verticale" d’entreprise.

Voilà le genre de virage qui, sous le rire suscité par ces récits jouissifs, devrait nous inquiéter. Éd. Triptyque, 2003, 181 p.