Hergé, l’hommage de la bande dessinée 1983 : Morceau d’anthologie
Le genre humain se divise en deux catégories. Il y a ceux pour qui un fétiche arumbaya, la momie de Rascar Capac, le sceptre d’Ottokar, des microfilms cachés dans un manche de parapluie et une révolution au San Theodoros signifient quelque chose. Et il y a les autres. Pour les premiers, le 3 mars 1983 fut un jour de deuil, quand Tintin perdit son "père". Parmi eux, l’écrivain français Pascal Bruckner écrira: "Compte tenu des chefs-d’oeuvre qu’il aurait pu encore nous donner, la mort d’Hergé est pour moi comme la séparation des Beatles: une catastrophe romanesque."
Le genre humain se divise en deux catégories. Il y a ceux pour qui un fétiche arumbaya, la momie de Rascar Capac, le sceptre d’Ottokar, des microfilms cachés dans un manche de parapluie et une révolution au San Theodoros signifient quelque chose. Et il y a les autres. Pour les premiers, le 3 mars 1983 fut un jour de deuil, quand Tintin perdit son "père". Parmi eux, l’écrivain français Pascal Bruckner écrira: "Compte tenu des chefs-d’oeuvre qu’il aurait pu encore nous donner, la mort d’Hergé est pour moi comme la séparation des Beatles: une catastrophe romanesque."
Il y a vingt ans aujourd’hui, plusieurs journaux du monde entier faisaient leur "une" de cette disparition, une consécration qui n’avait jamais été accordée à un auteur de bande dessinée. En France, le quotidien Libération illustrait non seulement tous ses articles avec des cases d’albums d’Hergé pour son édition du 6 mars, mais celle-ci était intitulée pour l’occasion La dernière aventure de Tintin sur un fond noir pastichant la couverture de Coke en stock.
Parmi les hommages de l’époque adressés à celui qui demeure, avec Jacques Brel et Magritte, parmi les plus célèbres Belges de son siècle, figurait un hors série du magazine (À SUIVRE), paru en avril 1983: un numéro historique, introuvable depuis longtemps, et que la maison Casterman vient de rééditer tel quel, en noir et blanc, sans mise à jour ni correction, sous la forme d’un album à couverture rigide.
Générations et styles confondus, ce sont tous les grands bédéistes des années 60, 70 et 80 qui se retrouvent dans cette intéressante anthologie, chacun y allant d’une illustration ou d’une BD de quelques planches, réalisées dans un délai des plus brefs, sitôt connue la mort d’Hergé. Si certains proposent des adieux plus mélancoliques et dramatiques, tels que Fred, Comès, Schuiten et Bourgeon, la plupart des bédéistes versent dans l’humour, plusieurs d’entre eux s’amusant à imaginer la vie de Tintin après la mort de son créateur: son dévergondage sexuel, son alcoolisme refoulé, etc.
D’autres planches sont de l’ordre du pastiche ou de la parodie: Tardi adapte une scène des Cigares du pharaon, tandis que Mezières imagine son Valérian venant en aide aux héros d’Hergé dont la fusée ne peut redécoller de la Lune. On trouve également des bandes dessinées de Bob de Moor, Boucq, Druillet, Sokal, Bilal, pour ne nommer que ceux-là.
Entre ces divers hommages graphiques apparaissent de nombreux témoignages écrits de contemporains qui ont fréquenté Hergé: Edgar P. Jacobs, Benoît Peeters, Jacques Martin, Alain Resnais, Andy Warhol. Dans un texte particulièrement émouvant, Pascal Bruckner explique que pour chaque enfant dont l’imagination et une certaine vision du monde ont été façonnées par Tintin: "Cette bande dessinée a joué le rôle irremplaçable d’un roman de formation. Quand je parcours le monde d’aujourd’hui, je retrouve partout le décor, les faciès, la violence, l’étrangeté des albums de Tintin. Hergé a décrit le monde où nous vivons."
Bruckner ajoute: "Une enfance baignée au lait des personnages d’Hergé ne peut être tout à fait la même qu’une autre; celui qui détient ce passé détient un trésor qu’il n’oubliera jamais. Je me souviens comme d’hier de l’hallucination du capitaine Haddock voyant Tintin en bouteille de bourgogne dans le désert, de l’illuminé de L’Étoile mystérieuse prédisant la fin du monde au milieu d’une nuée de rats. De telles images s’enracinent à jamais dans l’esprit avec une force égale à celle que Freud assignait à la scène primitive."
Alors que Tintin est devenu une énorme entreprise commerciale, les héritiers d’Hergé écoulant des centaines de produits dérivés à travers les éditions Moulinsart, et alors que les "tintinologues" essaiment les universités de la planète, analysant et décortiquant chaque image, chaque parole, chaque silence, scrutant les coins sombres de la vie de l’auteur, il est bon de retourner tout simplement à l’essence même de ce qui fait notre fascination pour cette oeuvre fondatrice de la bande dessinée et, comme le dit Bruckner, hautement formatrice pour les enfants que nous ne cessons d’être quand nous la tenons entre nos mains.
Hergé, l’hommage de la bande dessinée 1983
Casterman, 2003, 98 p.