Sans sang : Mais avec talent
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Sans sang : Mais avec talent

Si l’on mesure le talent d’un auteur à sa capacité de se renouveler, celui d’Alessandro Baricco est immense. Depuis Soie, qui lui a valu, en 1997, une renommée mondiale, Italien aussi doué que photogénique, mélomane averti, et même, avec son récent (et brillant) Next: Petit Livre sur la globalisation et sur le monde qui vient, observateur faussement candide de la politique internationale, l’auteur de Novecento pianist ne cesse à chaque roman, d’explorer de nouvelles avenues. Après les 486 pages du flamboyant City, Baricco renoue avec la manière brève de Soie pour nous offrir ce tout petit roman qui nous restera longtemps en travers de la gorge. Cent vingt et une pages de plomb divisées en deux parties entre lesquelles un monde surgit.

Si l’on mesure le talent d’un auteur à sa capacité de se renouveler, celui d’Alessandro Baricco est immense. Depuis Soie, qui lui a valu, en 1997, une renommée mondiale, Italien aussi doué que photogénique, mélomane averti, et même, avec son récent (et brillant) Next: Petit Livre sur la globalisation et sur le monde qui vient, observateur faussement candide de la politique internationale, l’auteur de Novecento pianist ne cesse à chaque roman, d’explorer de nouvelles avenues. Après les 486 pages du flamboyant City, Baricco renoue avec la manière brève de Soie pour nous offrir ce tout petit roman qui nous restera longtemps en travers de la gorge. Cent vingt et une pages de plomb divisées en deux parties entre lesquelles un monde surgit.

Sans sang s’ouvre sur une scène d’une violence difficile à supporter. Une scène d’horreur qui se passe dans une ferme, au milieu d’une campagne jamais nommée, à une époque imprécise où la guerre s’achève. Un homme voit sa maison assiégée par trois jeunes soldats armés de mitraillettes. Il a à peine le temps de cacher sa petite fille dans une trappe qui s’ouvre sous le plancher de la cuisine, que les trois hommes font irruption dans sa maison, le tuent après avoir assassiné son fils et l’avoir fait atrocement souffrir.

Pendant tout le temps que dure le supplice de son père, accusé par les soldats d’avoir été un ignoble bourreau, la petite fille s’efforce de ne pas mourir de peur, séparée de l’enfer par les minces lattes de bois du plancher que son père a cachées sous deux paniers de légumes. Recroquevillée sur le côté, elle lisse sa petite jupe rouge, s’occupe à superposer ses jambes le plus parfaitement possible, "ses genoux comme deux tasses en équilibre l’une sur l’autre, ses chevilles séparées par un rien. (…) Si tu es un coquillage, c’est important l’ordre, réfléchit-elle très fort. Si tu es carapace et animal, tout doit être parfait. L’exactitude te sauvera."

La suite de l’histoire lui donne raison. Les trois soldats décident de déserter l’enfer qu’est devenue sa maison, mais l’un d’eux découvre la petite fille dans sa cachette, fixe ses yeux noirs "découpés bizarrement", et décide, sans trop savoir pourquoi, parce qu’"il était fatigué" et que "le silence était trop grand", de ne rien dire.

"Même si la vie est incompréhensible, écrit Baricco, nous la traversons probablement avec le seul désir de revenir à l’enfer qui nous a engendré, et d’y habiter auprès de qui, un jour, de cet enfer, nous a sauvé. (…) Dans un long enfer identique à celui d’où nous venons. Mais clément tout à coup. Et sans sang." Cinquante ans plus tard, Nina va retrouver cet homme, dans une ville jamais nommée, où il vend des billets de loterie dans un kiosque, sur la rue. "Elle était un fantôme, et lui un homme dont la vie s’était conclue il y avait bien longtemps."

Avec Sans sang, Alessandro Baricco exécute une variation fascinante sur le thème de la guerre, qu’il évoque dans toute sa cruelle absurdité, de l’illusion qui mène ses soldats à se battre pour un monde meilleur, des malentendus, des désirs de vengeance qui résistent aux siècles. Le père de Nina était, selon ses meurtriers, lui-même un infâme bourreau. Mais il était un père merveilleux, dit-elle au soldat retrouvé. "Pourquoi cette histoire devrait-elle être plus fausse que la vôtre?"

Un roman dur et éblouissant qu’il faut lire aujourd’hui, à l’ombre de la folie qui agite le monde, jusqu’à la dernière ligne, car c’est dans son ultime souffle qu’il prend tout son sens.

Sans sang

d’Alessandro Baricco

Traduit de l’italien par Françoise Brun

Albin Michel, 2003, 112 p.

Sans sang
Sans sang
Alessandro Baricco