Siegfried, une idylle noire : L’origine du mal
Près de 60 ans après sa mort, Adolf Hitler continue de fasciner. Encore aujourd’hui, des films, des livres et des pièces tentent de cerner ce sinistre personnage, dont la monstruosité extrême résiste aux analyses, psychologiques, sociales ou politiques. Et de répondre par le fait même à la douloureuse question que pose inlassablement la Shoah à la conscience humaine: comment a-t-on pu en arriver là?
Près de 60 ans après sa mort, Adolf Hitler continue de fasciner. Encore aujourd’hui, des films, des livres et des pièces tentent de cerner ce sinistre personnage, dont la monstruosité extrême résiste aux analyses, psychologiques, sociales ou politiques. Et de répondre par le fait même à la douloureuse question que pose inlassablement la Shoah à la conscience humaine: comment a-t-on pu en arriver là?
C’est à cette noire énigme du mal que Harry Mulisch consacre son nouveau roman, Siegfried, une idylle noire. Son protagoniste, Rudolf Herter, partage plusieurs traits avec l’auteur de La Découverte du ciel: c’est un écrivain néerlandais proéminent, aux racines viennoises, qui a jadis couvert le procès d’Adolf Eichmann, en 1961, et qui est resté marqué par cette expérience dont il a tiré un livre (Gallimard publie d’ailleurs en même temps la traduction française du bouquin que Mulisch a lui-même consacré il y a 40 ans au procès du "Spécialiste" nazi à Jérusalem, L’Affaire 40/61). En entrevue au journal Le Monde, l’auteur, né en 1927 d’une mère juive et d’un père qui a collaboré avec les nazis (et passé trois ans en prison après la Libération), expliquait que ce double lui avait servi d’écran afin de le protéger contre les "zones trop dangereuses" où il était descendu dans Siegfried.
De passage à Vienne où on le couvre d’honneurs, le réputé romancier Rudolf Herter prétend pendant une entrevue télévisée que pour appréhender Hitler, "l’homme le plus énigmatique de tous les temps", il faudrait utiliser les rênes de la fiction, "partir d’un fait fictif, particulièrement improbable, particulièrement fantastique sans être impossible". Et c’est bien sûr ce que fait Mulisch dans cet ambitieux roman à tiroirs. Ce que fait peut-être lui-même Herter dans la suite du roman…
L’écrivain est bientôt approché par un couple âgé qui lui fait cadeau du lourd secret qui les hante, une histoire aussi tragique qu’étonnante: autrefois domestiques au Berghof, le domaine champêtre du führer, ils furent chargés d’élever comme leur enfant le fils clandestin de Hitler et d’Eva Braun, le petit Siggi, qui mourut à l’âge de six ans…
Après un début relativement peu prenant, c’est quand le roman pénètre dans ce récit du passé qu’il devient véritablement passionnant. Racontée en détail par le couple Falk, cette incroyable histoire permet à Herter d’apporter une tentative de réponse aux questions qu’il se pose sur le dictateur allemand, dont la volonté de destruction ne s’est pas seulement étendue aux juifs, mais pour finir à l’Allemagne tout entière, et à lui-même. "La mort était le fondement de tout son être. Comment pouvait-il, lui Herter, découvrir s’il était resté un brin d’amour humain dans ce mortel?"
À partir de cette révélation, le personnage-écrivain élabore une fascinante théorie sur Hitler, qu’il compare à un trou noir, une véritable personnification du néant: "le vide qu’il était engloutissait d’autres individus pour, ensuite, les détruire". Mais Herter ne s’arrête pas là, et se met à divaguer brillamment, à grand renfort d’érudition, Nietzsche en tête, à faire des liens improbables.
Outre cette dérive au contenu philosophique (d’une lecture aussi aride qu’intéressante), ce
polar métaphysique à multiples strates contient aussi un journal intime où Eva Braun consigne ses derniers jours dans le bunker d’Hitler, ce qui est forcément une construction romanesque… À travers "un système de miroirs", Siegfried, une idylle noire opère donc entre la fiction et la réalité, la narration et la réflexion sur la nature du mal, le roman et le "laboratoire", la figure noire mystérieuse de Hitler et le portrait sans complaisance d’un écrivain aux faîtes de sa gloire et de son âge, lui-même inconnaissable ("personne ne savait qui il était en réalité").
Un roman étonnant, qui répond à l’énigme par l’énigme.
Siegfried
Une idylle noire
de Harry Mulisch
Traduit du néerlandais par Anita Concas, Gallimard, 2003, 190 p.