Frank Le Gall : Une minutie d'attention
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Frank Le Gall : Une minutie d’attention

Après 25 ans de métier, l’auteur de Théodore Poussin s’émerveille toujours de cet étrange pouvoir qu’il a de mettre côte à côte de petites images et parle de son art avec passion.

Au début des années 1980, à rebours d’une mode réaliste noire (Tardi et consorts), Frank Le Gall rêve d’éblouissement: "J’ai eu envie de faire un type de récit exotique, même si ça ne se faisait plus du tout ce genre de choses: chacun pensait avoir un peu fait le tour de la question avec l’aventure pure et les Chinois trafiquants d’opium. Je me suis souvenu de mon grand-père qui, étant jeune, avait vécu une petite aventure en Indochine et j’ai pensé que ce serait intéressant de partir de ça. Je n’avais en main que quelques photos et un texte où étaient consignés des détails importants, mais tout ça m’a été très utile pour donner vie et crédibilité à mon personnage."

Mais le récit qui va naître n’est pas exactement de l’aventure pure. Inspiré de la figure mythique du grand-père maternel de Le Gall, Théodore-Charles Le Coq, Théodore Poussin est publié pour la première fois en 1984 pour le compte du journal Spirou. Le personnage est plus humain que les héros de BD traditionnels. Il inquiète même un peu les gens de chez Spirou qui le trouvent un peu trop littéraire. Or, cette profondeur discrète, ce refus des stéréotypes et cet aspect insaisissable seront la formule gagnante pour Théodore. "J’ai toujours essayé de ne pas enfermer Théodore dans un type de personnage trop défini. D’habitude, avant même que le personnage n’existe vraiment dans les albums, on définit son caractère, son type de réaction, etc. Du coup, on se retrouve souvent avec un personnage qui nous coiffe un peu! Au début, Théodore paraissait peut-être fade, sans personnalité… C’est d’ailleurs ce que les articles déclaraient assez souvent, on disait: "un personnage falot, candide". Et puis, avec le temps, ça s’est estompé, ce genre de remarques (qui n’étaient pas méchantes d’ailleurs!). J’ai créé un petit bonhomme sans savoir qui il était. Au départ, Théodore ne pouvait pas tellement avoir de caractéristiques physiques: c’était une espèce de guide, une enveloppe dans laquelle le lecteur pouvait se glisser."

Mais Théodore Poussin s’impose par la force du dessin de Le Gall. Ici, la graphie est portée par un admirable souci du détail. "J’ai toujours voulu crédibiliser l’image. Si on est en Malaisie en 1930, ça ne passe évidemment pas dans l’expression des personnages: il faut un cadre, un décor pour faire voir ça. J’évite donc les solutions faciles, comme les pages où il n’y aurait que des gros plans de visage. Même quand j’ai une scène où deux personnes discutent, eh bien il faut quand même que je m’enquiquine à faire tout un décor autour. Mais je souffre énormément! Un intérieur de maison, une rue occidentale, pour un dessinateur comme moi, sont des choses effrayantes. Je manipule très mal la perspective. Mais ce travail est nécessaire pour que le lecteur puisse habiter convenablement l’histoire, pour qu’il puisse se sentir bien à l’intérieur des pages. Uderzo, par exemple, a ce même souci. Quand j’étais gosse, je passais littéralement des heures à regarder le petit village d’Astérix. Mais ce souci du détail va de pair avec la clarté. Si je dessine une jungle, elle est très ordonnée, ce n’est jamais du fouillis; les plantes, les troncs sont synthétisés, vous pouvez suivre des yeux chaque liane, vous voyez où elle démarre, jusqu’où elle va, etc. Et cet "intellectualisme", je le dois en partie à Hergé. Je n’appartiens pas à ce que nous appelons l’école gestuelle. Pour moi, le geste ne l’emporte jamais sur le représenté."

Théodore Poussin 11: Novembre toute l’année de Frank Le Gall, Dupuis, 2000, 48 p.