Maryse Condé : J’ai quitté mon île
MARYSE CONDÉ fait escale à Montréal pour y recevoir le Grand Prix du festival Metropolis bleu, une escale coïncidant avec la parution de son plus récent roman, Histoire de la femme cannibale. Entretien avec "la grande dame de la littérature des Caraïbes".
Maryse Condé a dans la voix le même mélange de ton rieur et de gravité qui fait la saveur de ses romans. Pas "saveur" comme on l’emploie souvent dans l’Hexagone pour qualifier la littérature caribéenne. "Saveur" comme dans humour, cynisme clairvoyant, visions tonifiantes du monde.
Pour cette Guadeloupéenne et citoyenne du monde, le Grand Prix littéraire Metropolis bleu a une résonance particulière. "Une telle distinction a quelque chose de réconfortant, dit l’auteure de La Vie scélérate (1987), Célanire cou-coupé (2000) et autres perles de romans. La littérature des Caraïbes a longtemps été considérée comme un parfum exotique et coloré, qui assaisonne la littérature française. Ce prix contribue à définir une véritable place à notre littérature parmi les autres littératures francophones."
Rosélie, l’héroïne d’Histoire de la femme cannibale, a elle aussi du mal à s’affirmer au monde, à exister en dehors des clichés qui lui collent à la peau. Née en Guadeloupe – ce n’est pas là son seul trait commun avec l’auteure -, elle va voguer au gré des amours et des ruptures, depuis New York jusqu’en Afrique du Sud. Là, elle va prendre pays aux côtés de Stephen, un Anglais qui enseigne la littérature à l’université du Cap.
On peut voir dans ce cheminement un retour vers l’Afrique, terre des ancêtres pour ces Antillais déracinés il y a quatre siècles. Il y a de ça, mais la terre d’origine, Rosélie va plutôt l’inventer au jour le jour, à travers les coups du destin, pour peu que ses racines trouvent un sol où courir. "Le rapport à la terre d’origine n’est sans doute pas le même pour des gens de ma génération et pour ceux qui ont précédé. Pour mes parents, par exemple, il était naturel de grandir, de vivre, d’avoir des enfants et de mourir en Guadeloupe. Aujourd’hui, nous voyageons, le monde nous appartient. La quête identitaire, en ce qui me concerne, a mené parfois loin de la terre natale!"
Rosélie, femme de son temps, n’en rencontre pas moins des obstacles qu’on associe à une époque révolue. Noire, peintre, vivant avec un Blanc, elle s’attire des regards chargés de suspicion et de mépris. Sa vie sera cousue de drames, petits comme démesurés: quand Stephen se fait assassiner, une nuit, dans une rue du Cap, tout bascule. La dérive sera longue pour celle qui, depuis toujours, "souffre du complexe des victimes et s’identifie à ceux qui sont poursuivis".
Aux frontières du réel
"L’Afrique du Sud, avec son racisme moins visible qu’avant mais bien présent, avec ses excès de violence, m’est apparue comme une métaphore du monde actuel, explique Maryse Condé. On a tendance à croire que ce pays, depuis la fin de l’apartheid, a beaucoup changé, mais certains préjugés sont tenaces. Je suis mariée avec un Blanc depuis plus de 30 ans, et encore aujourd’hui, quelqu’un comme moi s’y fait regarder de travers. Par les Noirs comme par les Blancs, d’ailleurs. Pour les Noirs, nous sommes facilement considérés comme des traîtres…"
Dans Histoire de la femme cannibale, la ligne est mince entre fiction et réalité, le "je" autobiographique intervenant continuellement, sans transition, prenant le relais du "elle" narratif. Si le procédé fait sursauter de prime abord, il n’empêche en rien la fluidité du texte et donne un caractère très personnel au roman. "J’ai voulu mêler directement mes souvenirs et mes expériences au cheminement de cette héroïne qui est un peu moi, mais n’est pas moi."
On peut d’ailleurs s’étonner de cette Rosélie proche de l’alter ego, une peintre à laquelle on prête peu de talent, Maryse Condé faisant partie des auteures célébrées partout dans la francophonie. "Elle me ressemble, là aussi, affirme-t-elle. J’écris depuis très longtemps, mais ce n’est que depuis récemment, quelques années en fait, qu’on m’accorde une réelle crédibilité. Mes débuts littéraires ont été lents, et je n’ai pris confiance que peu à peu."
On a peine à y croire, tant la langue de Maryse Condé, faite d’audaces autant que d’effets maîtrisés, envoûte dès les premiers paragraphes. Une grande impression de facilité s’en dégage, comme si tout coulait de source. "Mais qu’est-ce que j’ai bossé pour en arriver là!" admet-elle en riant, avec des yeux qui laissent supposer le temps passé à gommer les ficelles.
De ficelles, plus la moindre trace. Reste une histoire triste et belle, savoureuse à souhait. De ces histoires qui, visitant des thèmes éternels à travers l’expérience personnelle et le style, ont un pied dans la Vie avec un grand V, et l’autre décidément dans la Littérature avec un grand L.
Histoire de la femme cannibale
de Maryse Condé
Éditions Mercure de France, 2003, 317 p.