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Concours de nouvelles : 2e prix : Le Piège de Daniel de Barros

Les rideaux s’ouvrent. Le décor est le salon d’une maison anglaise. Au milieu de la scène, à côté d’un fauteuil, il y a une petite table avec un téléphone dessus. Au fond, on voit une grande armoire à deux portes en bois. Le téléphone sonne. Le public attend. Le téléphone sonne, et sonne, et sonne. Rien ne se passe. Les spectateurs se regardent. Quelques sourires. Le temps passe. Le téléphone continue à sonner. Un malaise se crée chez le public. Finalement, après un peu d’hésitation, un spectateur se lève et monte sur la scène. C’est un homme dans la trentaine. Lentement, il s’approche de l’appareil. Il se tourne vers le public. Les gens le regardent attentivement. Il hausse les épaules et décroche le téléphone.

"Allô", dit-il. Le public attend, curieux. "Oui… Non, je ne connais pas le numéro. Ici c’est le théâtre. Non, non, je ne fais pas partie de la… Oui, en fait je suis un spectateur. Un spectateur! C’est que le téléphone sonnait et personne… Pardon? Le nom de la pièce? C’est…" Il fait un geste de la tête à une femme assise à côté du siège où il était. La femme lui souffle le titre de la pièce. "C’est Le Piège. Non, je ne sais pas comment c’est, la pièce. Elle n’a pas encore commencé. Pardon?… Je vous l’ai déjà dit, je ne suis pas un des acteurs. Je m’appelle Charles Lajoie. C’est que je ne suis pas capable d’entendre un téléphone sonner et… Non, non. Écoutez, monsieur, pourquoi vous n’appelez pas un peu plus tard, quand il y aura quelqu’un sur scène?… Je ne sais pas qui sera sur scène!… Je pense que c’est l’histoire d’un assassinat qui…" L’homme remarque que les rideaux commencent à se fermer. Sa femme lui fait signe de descendre et de venir s’asseoir. "Écoutez, il faut que je raccroche, ils ferment les rideaux… Non, non, je ne peux pas. Il faut que j’aille, désolé, il faut que j’aille!"

Les rideaux se ferment avant que l’homme puisse raccrocher. Le public attend. Le spectateur ne réapparaît pas. Après quelques instants, les rideaux se rouvrent. Le salon est vide. La femme du spectateur se lève: "Charles!" crie-t-elle. Les gens la regardent, puis regardent la scène vide. "Charles!" crie la femme debout, sans savoir quoi faire. Silence total. Les gens observent attentivement la spectatrice.

Soudain, tous les regards se détournent vers la scène de nouveau: le téléphone recommence à sonner. Rien ne se passe. Et le téléphone sonne et sonne et sonne. La femme monte alors sur la scène et marche vers l’appareil d’un pas décidé. Elle décroche vivement.

"Écoutez, c’est quoi cette blague? C’est quoi… Pardon?" Le visage de la femme devient pâle. Elle reste figée, le combiné collé à son oreille. Ses lèvres tremblent et, lentement, elle raccroche le téléphone. Elle se dirige vers l’armoire en bois placée au fond de la scène et s’arrête. Elle tire la porte. Un corps tombe et reste par terre, couché sur le ventre. Les larmes sur les yeux de la femme brillent sous les fortes lumières des spots. Elle regarde le public qui ne bouge pas. Hésitante, elle tourne le corps et voit son visage. Elle pousse un cri et recule.

"Charles!"

Le corps de son mari gît sur la scène avec une corde attachée autour du cou.

"C’est mon mari!" crie-t-elle vers le public. "Au secours! Quelqu’un!"

Les spectateurs, figés à leur place, observent.

"Ce n’est pas une farce, ça! On a tué mon mari! Appelez la police!"

Elle avance sur la scène.

"Vous êtes sourds? Mon mari est mort!" dit-elle en complet désarroi.

Un monsieur, au fond de la salle, se lève et marche jusqu’à la scène. Il a les cheveux blancs et ses joues sont rouges. Son costume resserre à peine sa forme obèse. Il parle lentement, d’une voix rauque et grave.

"Je suis médecin, dit-il. Aidez-moi à monter."

La femme tire le gros monsieur par la main. Comme il n’y a pas d’escalier qui lie la scène au parterre, il faut franchir une hauteur de plus d’un mètre. Le médecin ne réussit pas à monter malgré tout l’effort de la femme qui le tire par la main, puis par le bras. Il ne réussit pas à plier sa jambe.

"Aidez-moi!" crie la femme en vain aux spectateurs.

Encore une fois, personne ne bouge; la vision de ce gros personnage qui n’est pas capable de monter sur la scène est même amusante et fait oublier le cadavre qui gît à quelques mètres de là.

La femme, agile, saute et essaie d’aider le médecin à monter d’une autre façon.

"Allez!" dit-elle.

Le monsieur fait un effort visible, il est tout rouge et transpire beaucoup, mais son poids l’empêche de réaliser un mouvement plus souple.

"Allez! Montez!" insiste la femme en poussant le monsieur par ses grosses fesses flasques.

La scène est grotesque. Le public regarde, amusé. Finalement, après un effort ultime de la part de la femme et du monsieur, le médecin se retrouve sur la scène. Il essuie son front mouillé de sueur tandis que la femme, d’un saut, le rejoint. Le monsieur se redresse lentement et chemine jusqu’au corps, se penchant sur celui-ci. La femme l’accompagne en silence, anxieuse. Après un bref examen du corps, il prend un air grave. Les spectateurs attendent en silence. Le médecin sort alors une petite bouteille de la poche intérieure de sa veste et prend une gorgée, prolongeant l’angoisse de la femme et la tension du public.

"Et alors?" crie la femme à bout de nerfs.

"Madame…" Il racle sa gorge. "Ce monsieur… Il est mort."

"Mon Dieu!"

La femme tombe à genoux et, cachant son visage entre ses mains, se met à sangloter.

Le monsieur prend une autre gorgée de sa bouteille et va s’asseoir dans le fauteuil à côté de la petite table. Il contemple le public qui, à son tour, le contemple, attendant sa réaction. Au fond de la scène, la femme pleure sur le corps de son mari.

Tout à coup, le téléphone commence à sonner. La femme cesse de pleurer et regarde. Le médecin, sans hésiter, répond.

"Oui, allô? dit-il. Oui, c’est bien ça… Attendez, attendez. Je ne suis pas un acteur. Je suis médecin. Oui, médecin. Pardon?… Bon, c’est qu’il y a eu un assassinat et… Mais qui est à l’appareil?… Qui?!" Le visage de l’homme s’assombrit. Il prend une grande gorgée de sa bouteille. Puis une autre. "Vous voulez dire…"

La femme attire l’attention du médecin parce que les rideaux commencent à se fermer. Il semble n’y accorder aucune importance.

"Vous voulez dire que nous sommes supposés…"

La femme se lève et s’approche du monsieur qui continue, assis dans le fauteuil, et ne semble pas dérangé par les rideaux qui sont presque complètement clos.

"Raccrochez!" crie la femme au milieu de la scène avant que les rideaux ne se ferment, cachant la vue des spectateurs.

Il s’ensuit un instant de silence. Les gens se regardent. Quelques-uns commencent à applaudir, pas très sûrs de leurs gestes. Peu à peu, d’autres les imitent, et les applaudissements s’intensifient, mais sans beaucoup d’enthousiasme. On entend quelques murmures. Les gens commentent, regardent dans le programme, ne comprennent rien.

Les rideaux s’ouvrent encore une fois. Le même décor: l’armoire, le fauteuil et la table avec le téléphone. Mais il n’y a personne. La femme, le gros médecin et même le cadavre ont disparu.

Les spectateurs regardent, attentifs. Le téléphone se met à sonner. Il sonne plusieurs coups. Rien ne se passe. Et il continue à sonner, angoissant. Un spectateur se lève brusquement et propose à tous de monter sur la scène afin d’éclaircir ce qui se passe.

"Allons fouiller dans les coulisses! Mettons fin à cette farce!"

Le public s’enthousiasme et, peu à peu, s’aidant les uns les autres, tous montent sur la scène, laissant les sièges vides dans la pénombre de la salle. Personne n’ose cependant répondre au téléphone qui continue à sonner.

Se frayant un chemin parmi la foule sur la scène, celui qui avait convoqué la salle à monter atteint le téléphone et décroche.

"Allô? Oui, c’est ça. Quoi? Non, écoutez-moi bien. On veut savoir qu’est-ce que… Oui, exactement. Comment? Pouvez-vous répéter?…" Silence. Le regard inquiet de l’homme parcourt les visages qui l’observent, curieux. Sans lâcher le combiné, il inspire profondément et s’apprête à parler. Il hésite. Il lance encore un regard sur chacun des spectateurs – ses yeux reflètent la peur. Il parle, enfin, mais sa voix est lugubre et presque inaudible:

"J’ai quelque chose à vous annoncer…"

Les lumières diminuent d’intensité. Les rideaux se ferment.

Debout au fond de la salle déserte, quelqu’un applaudit.