J’entends:
– (Chuchoté bien fort. Indigné.) Monsieur!
– (Voix nasillarde.) Hein?
– (Chuchoté vite.) Vous êtes pas dans votre salon, bâtard! Vous êtes au théâtre!
Des "Chut!" fusent alors de partout, certains staccato, d’autres aussi sonores et brefs que des sacres. Je vois tous les spectateurs tourner instinctivement la tête vers la source de ce chahut amorti. L’importun rougit mais personne ne s’en rend compte, because la pénombre. Mais moi, étrangement, je le vois virer à l’aubergine. Soudain, il se lève, bouscule en s’excusant ses voisins de rangée et se dirige avec maladresse vers la sortie. "Pouwouf!" fait la porte en se refermant. En une fraction de seconde, je sens une espèce de calme silencieux s’installer et la tension tomber dans chacun des corps de l’assistance. Les indignés ont gagné: l’homme aux sinus bloqués ne les dérangera plus avec sa respiration sifflante.
Quand même! C’était très difficile pour eux de se concentrer sur mon soliloque "labergien", donc tragique, avec tous ces "Ssss!" ascendants et descendants en trame de fond. On aurait dit la mer. Le silence revenu, toutes les têtes retournent dans leur position naturelle, soit face à moi, l’acteur sur scène.
Mais, curieusement, je ne suis plus là.
Le décor n’a pas bougé, les éclairages non plus. Il n’y a que moi qui ne suis plus là. Par-dessus la rumeur de murmures, j’entends plusieurs "Youp!" rentrés, des rires étouffés et un "Hein?" bien franc. Puis le volume descend graduellement jusqu’au silence. Personne ne proteste, personne ne pose de questions. Silence. J’entends des jambes se croiser, quelques fauteuils craquer, le bruissement des pages de programmes, un toussotement. Mais la salle est somme toute silencieuse. J’ai tout de suite la conviction que le public se dit qu’il est ici devant un quelconque effet de mise en scène post-moderne et qu’il n’a qu’à se taire et à attendre patiemment la suite. Les spectateurs sont bien dressés. On voit qu’ils ont fréquenté l’école des happenings, de la performance et des mises en scène "fuckées". Le public attend, donc, et demeure coi. Les secondes passent, deviennent évidemment une minute, puis deux. Une grande paix s’installe dans la salle. Je la sens.
Je la sens parce que je suis sur la scène, tapi derrière le grand fauteuil de velours qui ressemble à celui où Molière donna sa dernière scène. J’ai le front collé sur l’arrière du dossier rembourré et je fixe le plancher. La jupe du fauteuil masque ma masse aux spectateurs. Dès que j’ai vu tout le public se tourner vers "Sinus", j’ai été saisi par une furieuse envie de me cacher. Je ne sais pas d’où m’est venu cet élan, je le jure. Je me tenais alors derrière le fauteuil, les coudes appuyés sur le dossier, et je venais de faire un silence-lourd-de-signification lorsque, zou! je me suis baissé et recroquevillé. Sans raison. Comme ça! Ça m’étonne et me ravit à la fois.
Et me voilà maintenant à épier les réactions autour de moi. Ce n’est pas une grande paix que je sens venir de la coulisse mais un malaise. Vision périphérique oblige, je vois sans les regarder mes collègues faire de grands signes dans ma direction. Lorsque je me suis baissé, j’ai immédiatement entendu quelqu’un m’envoyer de la coulisse des "Psst! Psst!" insistants mais contenus. Maintenant que la salle est silencieuse, je ne perçois du coin de l’oil qu’une muette chorégraphie de bras. Bizarrement inoculé contre leur malaise qui grandit, je reste caché.
J’imagine que le régisseur est en train de capoter dans son headset et qu’il marmonne un tas d’invectives dans l’oreille du machiniste. Il me croit peut-être mal en point, victime d’un étourdissement ou Dieu sait quoi. Je ne veux pas alarmer l’équipe, alors je tourne lentement la tête vers la coulisse et lève mon pouce vers eux: tout est O.K. Hi! Hi! La tête qu’ils font! Ils sont trois ou quatre avec la bouche ouverte, immobiles, les bras en l’air. Même si je ne les regarde que pendant quelques instants, je reconnais distinctement l’expression sur leurs visages: celle de l’ahurissement mêlé d’incompréhension.
Je reprends mon examen du plancher. Je respire calmement, ce qui est quand même assez inouï, et me remets à mon aise. Ramassé sur moi-même à la manière des Asiatiques, je n’éprouve aucune tension musculaire. Je suis bien. Maintenant que la paix règne sur la scène comme en coulisse – enfin peut-être pas la vraie paix mais en tout cas l’apaisement -, je savoure la tranquillité ambiante. Une partie de moi se demande ce que je fais là et ce qui m’a pris. Mais l’impression qui me domine de seconde en seconde en est une de légère insouciance. Comme si nous tous n’étions plus au théâtre mais réunis dans un lieu quiet, nous laissant porter par le courant. Une image me vient en tête. Celle des critiques aquatiques du dessinateur Fred, confortablement installés dans des fauteuils qui voguent sur l’eau face à une scène flottante. Je nous imagine dans cette image, mais sans les phylactères et leur fiel.
Et, comme mes collègues, comme le public, je suis moi aussi curieux de connaître la suite. Sans bouger, je me berce intérieurement de ce moment de déséquilibre de l’ordre des choses. Dans la salle, calme, toussotements et attente. Dans la coulisse, murmures, pas furtifs et attente.
Puis, je décide soudain de me relever. Oui, c’est ça. Je vais me relever et reprendre mon texte là où je l’avais laissé. Voilà en effet que je me relève et que, sans tambour ni trompette, je reprends mon texte:
"… quand Moman est partie. De la douleur…" et cetera, et cetera.
À la seconde où je suis réapparu, le public a légèrement sursauté mais chacun s’est clairement empressé de dompter son sursaut. Cela s’est traduit par un petit mouvement général assez joli. Ce mouvement était accompagné d’un grand "Humpf!" de souffles retenus. La coulisse a aussi participé à ce concert feutré. Après ce bref soubresaut, les choses sont revenues à la normale. J’entends même quelqu’un déballer un bonbon. Moi, je continue à réciter mon texte comme si de rien n’était et le public me regarde réciter mon texte, comme si de rien n’était. L’écart est passé. Retour à la réalité.
* * *
Nous sommes lundi, c’est relâche et j’en profite pour imiter les légumes. Ça fait du bien de souffler un peu après la tourmente des derniers jours. Je n’aurais jamais cru que quelques minutes de silence sur scène (quatre, pour être exact) entraîneraient un tel tonnerre de réactions. J’ai tout entendu depuis que je suis sorti de scène mercredi soir. Ma boîte vocale est pleine de messages de gens qui veulent parler à celui que certains journaux ont qualifié tour à tour de "fauteur de troubles égocentrique nuisible à sa profession ou de brasseur de cage illuminé". Des chroniqueurs de la télévision et de la radio ont lancé un débat public sur "la sclérose de la messe-théâtre où il n’est même pas permis de respirer fort", arguant que pendant des siècles les spectateurs parlaient, mangeaient, picolaient et rigolaient entre eux pendant une représentation. "Qu’est-il advenu de ce bel esprit de convivialité tonitruante? Est-ce une des raisons qui expliquent la mort du théâtre et même de la sortie au cinéma au profit des soirées de cocooning-DVD?"
D’autres enragés médiatiques ont répliqué: "Ras le pompon, les bébés gâtés qui se croient tout permis et qui nous gâchent nos films!" Canal Vie y est allé d’une table ronde sur La Place des malrespirants dans notre société. Les malrespirants?! Des inconnus m’ont remercié d’avoir puni le public pour avoir expulsé, tels des barbares, un pauvre handicapé du nez. Des spectateurs ont dit en ondes se compter chanceux "d’avoir été partie prenante de ce vide euphorisant". J’ai croisé des connaissances dans la rue qui m’ont tapé dans le dos en répétant: "T’es a eus, man!" Mon metteur en scène et toute l’équipe, après m’avoir accusé de vouloir bousiller leur travail juste pour le fun, se sont ensuite ravisés, penauds, et m’ont expliqué qu’ils n’avaient pas compris sur le coup "la valeur de mon irrévérence". Ils ont lâché des gros mots comme "intervention, agit-prop pacifique, grain de sable dans la machine, embuscade digne du Living Theatre", et autres balivernes. On me demande désormais de refaire mon disappearing act de temps en temps, question de répondre aux attentes.
Mais je n’en ferai rien.
Il n’y a que ma blonde, mon chat et mes amis proches qui aient su m’écouter et comprendre que je n’avais pas de programme ce soir-là. Je ne comprends toujours pas pourquoi j’ai fait ça, mais une certitude bienfaisante m’habite. Après ma réapparition, c’est bien de la déception que j’ai sentie dans mon ventre et que j’ai lue sur les visages autour de moi. La déception résignée de la fin de la récréation.
Tout le monde a toujours hâte à la récréation. Moi y compris, apparemment…