Marie Hélène Poitras : Fille d'Ariane
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Marie Hélène Poitras : Fille d’Ariane

Récipiendaire le 22 mars dernier du prix Anne-Hébert pour son premier roman, MARIE HÉLÈNE POITRAS exhibe déjà une plume complexe où réalisme, roman noir et fiction intimiste s’entrecroisent sans complaisance.

Pour le romancier débutant, un défi paradoxal consiste à se détacher de lui-même tout en accédant à sa propre voix. En arrivant à considérer son intimité comme un aliment parmi d’autres, il peut éventuellement parvenir à créer d’authentiques perspectives, où le lecteur s’aventurera comme s’il en était le créateur. En lisant Soudain le Minotaure, on sent cette étape franchie pour son auteure, laquelle, à 27 ans, possède une faculté de raconter bien aiguisée. Dans une prose alerte, elle enchaîne de très courts chapitres bien fignolés, ne déviant jamais de leur trajectoire et monopolisant constamment le lecteur.

Diptyque fortement contrasté, ce roman s’amorce à même l’intériorité d’un violeur compulsif, Minos Torrès, qui se remémore ses 30 agressions du fond d’une cellule capitonnée. La crédibilité avec laquelle nous parvient la folie de ce dangereux épileptique compte pour beaucoup dans la réussite du livre. D’une précision presque sadique, l’écriture nous fait vite perdre de vue le décalage entre l’auteure et ce personnage qui, lui, est tout à fait vivant, autant qu’ignominieux.

"Ce que j’aime dans l’écriture, dit Marie Hélène Poitras, c’est de pouvoir me glisser dans la peau d’autres personnes. Je ne me situe pas du tout dans le champ de l’autofiction ou de l’autobiographie – même si je n’ai absolument rien contre ces postures – et je préfère encore le terme beaucoup plus large de roman. J’aime raconter et me faire raconter des histoires, peu importe le pourcentage de réel que ça contient. Je veux piger partout, sans rendre de compte à personne."

Transfigurations
Dans la deuxième partie, c’est Ariane, trente et unième victime potentielle de Torrès, qui prend la parole, et toute la dynamique du livre est déplacée. De l’agressivité souveraine on passe au portrait d’une jeune femme courageuse en phase de reconstruire sa féminité, récit qui alterne avec la suite des événements de la première partie.

Passant d’un réalisme très cru à une fiction intimiste, Poitras réussit à unir le tout presque sans faille. Qu’il s’agisse du monstre ou de la victime, elle s’immisce dans chacun de ses narrateurs telle une habile marionnettiste: "Mino Torrès est un personnage auquel je ne pouvais évidemment pas m’identifier. Je m’y suis donc investie, en faisant beaucoup de recherches sur les violeurs, en écoutant des témoignages bruts. J’ai aussi beaucoup téléphoné à l’Ordre des épileptiques pour vérifier la vraisemblance de certaines réactions. J’ai quand même été surprise de voir sortir de moi toute cette haine.

"Avec Ariane, c’est différent, l’effet d’identification est assez fort, même pour le lecteur. J’ai d’ailleurs voulu que n’importe qui, homme ou femme, puisse s’y identifier. Même si je reconnais l’importance du mouvement de "l’écriture des femmes", je pense que j’écris en dehors de mon sexe, à partir d’une posture androgyne."

Transfert de poids
Le prix Anne-Hébert, créé il y a trois ans pour commémorer la célèbre écrivaine, Marie Hélène Poitras ne l’a certainement pas volé. D’abord parce que son roman en est un de grande qualité, mais aussi parce que le jury n’était pas du genre à se faire passer une épinette: Marie-Claire Blais, Monique Bosco et Daniel Poliquin, romanciers qui le composaient, ne sont effectivement pas les premiers venus. Rappelons que le prix Anne-Hébert, décerné conjointement par le Centre culturel canadien et par la Première Chaîne de Radio-Canada, récompense une première ouvre de fiction et qu’il avait précédemment été attribué à Maryse Barbance pour Toxiques, puis à Denis Thériault pour L’Iguane. Chose certaine, il s’agit d’une belle opportunité vers les ligues majeures.

Encore sous le choc, Poitras jubile mais demeure lucide: "C’est vraiment une grande tape dans le dos, un très grand encouragement que de recevoir ce prix, surtout des mains de Marie-Claire Blais au Salon du livre de Paris. Marie-Claire Blais, pour moi, c’est un monstre sacré, que je place aux côtés d’Anne Hébert et de Réjean Ducharme. Cette reconnaissance agit déjà comme un grand stimulant, en plus d’apporter sa dose de confiance. Le voyage a aussi eu un fort effet sur moi. Je n’étais jamais allée à Paris et je m’y suis littéralement nourrie des lieux et des rencontres que j’ai faites. La réception du prix crée presque un deuxième lancement. Il reste à voir si le livre peut avoir une vie en France."

Avant même de remporter cet honneur, Marie Hélène Poitras parlait déjà d’Anne Hébert comme d’une importante influence, alors que ses lectures de prédilection s’étirent entre Sade, Patricia Highsmith, Maxime-Olivier Moutier et Garcia Marquez. En compagnie de ces voix et de bien d’autres, Poitras planche quotidiennement sur une prochaine ouvre, activité qui tend à s’autosuffire: "Dans le roman sur lequel je travaille actuellement, je fais encore des chapitres très courts, ce qui n’est pas étranger à mon rythme d’écriture. Quand j’écris, il y a vraiment une jubilation, une frénésie. Je n’écris pas longtemps, mais souvent. C’est la chose qui me fait sentir la plus vivante."

soudain le Minotaure
De Marie Hélène Poitras

Triptyque

2002, 133 p.

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EXTRAIT

"Les charognards sont attirés par mon drame. Chaque fois que je le raconte, j’affine le récit, comme un conteur, et j’ai l’impression d’en faire cadeau à ceux que je choisis. L’entendre narré par un autre – ma mère, par exemple – me fait horreur. Le ton n’est jamais juste. Tout le monde trouve que je fais pitié; moi, je pense qu’on devrait plutôt m’admirer. C’est moi, l’héroïne. Je n’ai été victime que par défaut."