Le Talon de fer : Retour vers le futur
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Le Talon de fer : Retour vers le futur

Jack London: quelques-uns ont lu de lui Martin Eden et John Barleycorn, ses écrits à teneur autobiographique étalant la déchéance alcoolique qui devait conduire leur auteur au suicide, en 1916, à l’âge de 40 ans. Mais la plupart ne connaissent de son oeuvre que les versions pour enfants (ou plus édulcorées encore: celles de Disney!) de ses récits d’aventures, comme L’Appel de la forêt et  Croc-Blanc.

Jack London: quelques-uns ont lu de lui Martin Eden et John Barleycorn, ses écrits à teneur autobiographique étalant la déchéance alcoolique qui devait conduire leur auteur au suicide, en 1916, à l’âge de 40 ans. Mais la plupart ne connaissent de son oeuvre que les versions pour enfants (ou plus édulcorées encore: celles de Disney!) de ses récits d’aventures, comme L’Appel de la forêt et Croc-Blanc.

Enfin réédité dans une traduction française somme toute passable de Louis Postif, Le Talon de fer appartient à une troisième branche encore moins connue de l’oeuvre de Jack London: celle de ses écrits sociaux et politiques.

Ce roman a été conçu à la suite de deux ouvrages tenant du reportage: Le Peuple d’en bas, de 1903, et La Route, de 1907. Le premier bouquin (dont le titre deviendra celui d’un chapitre du Talon de fer) fait état de l’insalubrité des conditions de vie des quartiers ouvriers de Londres au tournant du 20e siècle; le second raconte les pérégrinations des chômeurs états-uniens qui, à la même époque, étaient contraints d’errer de ville en ville à la recherche de petits boulots (en passant, c’est en pensant à La Route de Jack London que Jack Kerouac trouvera le titre Sur la route).

Le Talon de fer est un récit d’anticipation: l’action s’y situe en 1912, soit quatre ans après la publication du livre, en 1908. On y découvre le destin d’Ernest Everhard, un militant socialiste pur et dur (son nom de famille se traduit par "toujours dur"!) qui deviendra le chef de file d’une révolte ouvrière. Six ans avant la Première Guerre mondiale, London imagine une série d’événements qui conduiront les capitalistes états-uniens à brandir le drapeau de la nation afin de faire en sorte que "dans l’esprit du peuple la devise "Amérique contre Allemagne" remplac[e] celle de "socialisme contre oligarchie"".

Cette oligarchie est l’autre nom du Talon de fer: un consortium de trusts qui va rapidement prendre le contrôle de l’appareil politique états-unien et soumettre les autres gouvernements de la planète aux seules lois du marché et du profit. A-t-on besoin de faire un dessin pour se rendre compte de l’actualité du bouquin?

En réaction à cette dictature des grandes corporations, et neuf ans avant la révolution d’Octobre 1917, London envisage un soulèvement populaire, la commune de Chicago, qui tentera de mettre un terme à la tyrannie de l’oligarchie. Sauf que cette insurrection s’achèvera dans un bain de sang: celui des ouvriers, évidemment. Everhard devra rejoindre la clandestinité et finira par être exécuté. Et on apprend que, par la suite, le règne du Talon de fer devait durer… trois siècles!

À l’avant-garde de son époque
Au fur et à mesure de l’ouvrage, on découvre, au fil d’un ensemble de notes en bas de page, que le texte qui constitue l’essentiel du roman que nous lisons a été écrit en 1932 par la compagne d’Everhard, et qu’on vient tout juste de découvrir ce manuscrit, cela, 700 ans après sa rédaction. L’annotateur nous révèle que le Talon de fer a fini par perdre le pouvoir, mais que, depuis la terrible époque d’Everhard, il s’est passé "trois siècles du Talon de fer et quatre siècles de la Fraternité de l’Homme".

Sans ses notes de bas de page nous venant d’un futur très lointain, Le Talon de fer ne serait qu’un récit s’apparentant vaguement à 1984, mais précédant de quatre décennies et de deux guerres mondiales la parution, en 1948, de l’archi-célèbre roman de George Orwell. Dans le récit de la compagne d’Everhard, London imagine l’avenir immédiat de la société dans laquelle il vivait; dans les notes, il prévoit le regard que, dans les siècles futurs, l’humanité portera sur cet avenir qui est désormais notre passé! L’articulation de ces deux niveaux de narration est tout à fait d’avant-garde pour l’époque de la rédaction du roman, et maintient sans cesse en alerte la distance et le sens critiques des lecteurs et trices.

Certains diront, comme Raymond Jean dans sa préface du roman, que désormais pleinement au courant que nous sommes des crimes du stalinisme, on ne saurait lire cette apologie du communisme qu’est Le Talon de fer sans être dérangé par un arrière-goût d’amertume. D’autres trouveront que cette amertume tient plutôt au fait que cette dénonciation du capitalisme sauvage et mondialisateur est encore plus d’actualité de nos jours qu’elle pouvait l’être il y a un siècle!

Le Talon de fer
de Jack London
Éd. Phébus libretto, 2003, 318 p.

Le Talon de fer
Le Talon de fer
Jack London