Journal (4)/Les Riches Heures : Bulles d’intimité
Depuis 1996, FABRICE NEAUD poursuit une entreprise originale: la première autobiographie dessinée en forme de journal intime. Dans le quatrième tome de son oeuvre, le bédéiste français traite d’une réconciliation avec lui-même et les autres, prouvant avec une intelligence et une élégance renouvelées sa maîtrise du neuvième art.
"Je ne fais pas un putain de témoignage de merde!" s’écriait Christine Angot lors d’un mémorable Bouillon de culture où elle défendait sa démarche autobiographique. Exaspération d’écrivain compréhensible à une époque où cohabitent littérature d’autofiction et témoignage télévisuel larmoyant, le spectateur insouciant pouvant ne pas distinguer le travail artistique de la première du désir d’exhibition dominant chez le deuxième. Cette méprise, Fabrice Neaud l’a aussi déplorée dans une entrevue qu’il nous accordait lors de son passage au Salon du livre de Montréal en novembre 2000, où il était venu présenter le troisième tome de son Journal.
Il faut dire que le projet d’autobiographie dessinée de Neaud impose (ou indispose) à plus d’un titre. Non seulement ses descriptions hyperréalistes peuvent-elles affecter les personnes qui y figurent et qui y sont citées, mais celles-ci risquent de connaître un plaisir (ou une frustration) supplémentaire que ne peuvent éprouver les personnages d’Angot ou de Houellebecq: celui de s’y voir graphiquement représentées. Et contrairement à la faveur à laquelle se résout parfois tel auteur d’autofiction lorsqu’il modifie les noms de ses protagonistes, provoquant des soupirs de soulagement à la rentrée littéraire, le bédéiste de 35 ans a décidé, lui, de ne pas changer leurs visages.
Là réside une différence majeure entre l’autobiographie littéraire et l’autobiographie graphique, celle-ci violant non sans le savoir le nouveau "droit à l’image", lequel permet dorénavant à un passant photographié dans la rue d’intenter des poursuites contre l’artiste fautif. "Comment peut-on m’accuser de voler une image qui ne hante que moi?" demandait Neaud dans le tome III de son Journal. Ce magnifique album relatait l’amour de l’auteur pour un de ses amis hétérosexuels, Dominique, qui, s’il ne lui reprochait pas cet amour, lui interdisait d’utiliser son image dans un livre, allant jusqu’à le menacer de poursuites. L’entêtement de Neaud, qui a donné un chef-d’oeuvre à la bande dessinée, lui a coûté rien de moins que plusieurs amitiés de l’époque.
Cartographie de l’âme
Cette absence de compromis s’est donc faite au profit d’une oeuvre totalement originale, la première dans le domaine de l’autobiographie dessinée à adopter la forme "diaristique". Avec leurs préoccupations récurrentes sur l’amitié, la sexualité, le travail, l’art et la bande dessinée, les 800 planches parues jusqu’ici nous permettent d’avoir accès à la construction d’un sujet pensant. Et quel sujet! Angoissé, en manque d’affection, complexe, attachant.
Débutant par un hommage au pays basque (avec un herbier et un bestiaire composés de magnifiques cases muettes), le quatrième tome, récemment paru, est consacré aux années 1995 et 1996. Une période qualifiée par le narrateur de "grande réconciliation" avec lui-même, qui voit la naissance de nouvelles amitiés et de nouveaux défis professionnels, dont la publication d’un premier livre. Après avoir assisté à la traversée du désert et au sentiment d’abandon des volumes précédents, le lecteur appréciera la "sortie du néant relationnel" de Fabrice Neaud. Les corps, mais surtout les visages de ses personnages, souvent effacés ou raturés dans les tomes I à III, s’en ressentent, plus complets, plus ouverts, plus "présentables".
Un regard plus humoristique sur la vie est également au rendez-vous, entre autres dans les longs dialogues de plusieurs planches où l’on voit Neaud s’adresser tour à tour à une lectrice emmerdante, à un ami à l’ego surdéveloppé, à un animateur de radio ringard. Accordant beaucoup de place aux relations sociales, le nouvel album conclut tout de même à une solitude fondamentale, l’auteur étant conscient de l’illusion qui préside à cette sorte de bonheur qu’il semble avoir trouvé et qui, comme le définissait Flaubert, n’est qu’"un accord entre le tempérament et les circonstances". Ainsi, à la cartographie qui inaugure le livre, au sens propre, succèdent non seulement une intéressante cartographie érotique, mais aussi une espèce de géographie, de code, régissant l’entrée en relation avec les autres.
Neaud poursuit dans ce livre l’expérimentation de divers styles graphiques, allant du réalisme au dessin humoristique, en passant par le recours au symbole et à l’allégorie, selon les matières traitées: l’évocation d’un sentiment ou d’un paysage, le récit d’un drame ou d’une anecdote, la démonstration d’un raisonnement ou sa critique. Le dessin en noir et blanc, réalisé à la plume et à l’encre de Chine, est d’une élégance qui n’a d’égales que la perspicacité des réflexions, l’intelligence et la profonde sensibilité de son auteur.
Journal (4)
Les Riches Heures
de Fabrice Neaud
Éd. Ego comme X, 2002, 222 p.