Recueils de poésie : Géographie de l’intime
Je ne suis pas féru de poésie touristique. Les cartes postales en forme de poèmes dont le motif premier semble être de justifier l’obtention d’une bourse, très peu pour moi. Ellipses anecdotiques, émotions béates et entretien d’un exotisme nostalgique en forment trop souvent la trame.
Je ne suis pas féru de poésie touristique. Les cartes postales en forme de poèmes dont le motif premier semble être de justifier l’obtention d’une bourse, très peu pour moi. Ellipses anecdotiques, émotions béates et entretien d’un exotisme nostalgique en forment trop souvent la trame.
La plus récente parution de Gil Jouanard, Au-delà de Grand-Remous, ne me fera guère changer d’idée. Publiée dans la collection "Vis-à-vis" des Éditions Trait d’union, qui réunit les textes d’un auteur français et d’un auteur québécois autour d’une thématique commune, cette maigrelette suite de poèmes veut traduire l’émotion d’un Européen sur le Nouveau Continent. Dans le parc de La Vérendrye, à l’ombre de la "forêt primitive" et habité de "sensations paléolithiques", l’auteur tente d’établir un parallèle entre le territoire quasi vierge et un certain renouveau intérieur. Jusqu’à retrouver, dans une sorte d’illumination, ses propres origines: "Soudain, donc, voilà que j’étais rapatrié."
Le projet de Jouanard, que j’estime par ailleurs, ne convainc pas. On perçoit bien le caractère initiatique de son avancée "au coeur de la toundra du Bouclier canadien", mais le poète ne creuse pas suffisamment les notions d’éloignement et d’enracinement pour transcender vraiment les notes, jolies cela dit, d’un voyageur ému.
Son vis-à-vis fait mieux – hé oui, une telle formule incite à la comparaison… Dans la suite joliment intitulée Cartes d’embarquement, Bernard Pozier part lui aussi d’impressions de voyage, celles d’un Nord-Américain explorant la Vieille Europe, mais il établit une relation plus féconde entre ce qui défile devant l’individu et les résonances intérieures de l’expérience. Voulant lire ce qui subsiste derrière les pièges à touristes et l’américanisation des capitales européennes, balafrées de "McDo" et de "Kentucky Fried Chicken", il témoigne de déplacements dans l’espace (Hongrie, Roumanie, Maroc, Macédoine), mais plus encore dans le temps. "Ainsi l’on bascule / entre passé et présent / notre réalité et une autre / en dansant sur les arcs-en-ciel / à la porte de l’Orient / à la frontière de l’indigence / aux horizons du possible / dans le vide entre deux régimes / à trente kilomètres de la guerre / mais / tout de même / à l’orée de nous-mêmes".
Dans un autre registre, José Dubeau nous fait voyager aux frontières du rêve éveillé, où tout devient plausible. Contes pour insomniaques, paru à L’Oie de Cravan, fait partie de ces livres qui disent beaucoup en peu de mots, privilégiant de subtils glissements de sens plutôt que la dithyrambe lyrique. Déjà, en 1997, l’auteure en avait charmé plusieurs avec Aquarium, série d’histoires ordinaires conclues de manière extraordinaire, quelque part entre la poésie et la fable contemporaine. Aujourd’hui, elle nous transmet les visions hallucinées de ceux qui fuient ou que fuit le sommeil, les membres de ce qui apparaît ici comme une grande famille, celle des insomniaques.
Que ce soit sur une petite île du Grand Nord, où le soleil de minuit fragilise le repos, ou dans le coeur nocturne de la cité, l’insomnie apparaît comme un territoire fécond en possibilités. Envahis par le sommeil, les personnages se surprennent eux-mêmes, tel ce jeune homme d’affaires faisant preuve envers un clochard d’une générosité qu’il ne se connaissait pas. "Quand on n’a pas dormi, on est hypersensible, on a de l’empathie pour ceux qui souffrent", dira-t-il.
Au-delà d’un ton personnel, d’une écriture économe et juste, José Dubeau arrive à surprendre continuellement le lecteur, l’emmenant partout sauf là où il croyait aller, laissant aux bons dormeurs l’impression troublante de passer à côté de quelque chose.
Au-delà de Grand-Remous, de Gil Jouanard
Cartes d’embarquement, de Bernard Pozier
Éd. Trait d’union, coll. "Vis-à-vis"
2003, 90 p.
Contes pour insomniaques, de José Dubeau
Éd. L’Oie de Cravan
2002, 68 p.