Maurice Dantec : Les maux de la fin
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Maurice Dantec : Les maux de la fin

Quatrième roman de MAURICE DANTEC, Villa Vortex est une ambitieuse création. Monstrueuse, diront certains. À la rencontre des genres, inspiré par la puissance balistique de l’essai, cet effort laisse songeur, car non seulement son auteur le sabote-t-il sciemment en cours de route, mais il génère au final une réflexion troublante sur les diktats du monde moderne. Un électrochoc.

"Nul n’aurait pu prédire que le siècle commencerait très précisément avec la Fin des Temps. Pas plus moi qu’un autre. D’ailleurs, qui prédit encore quelque chose?" C’est ainsi, à l’aube d’une Apocalypse au temps présent, que Maurice G. Dantec introduit son quatrième roman. Un livre terrible, dur et éprouvant, profondément marqué par le glissement d’une vision de la fin de l’Homme vers de divins auspices.

Fin du cycle entrepris avec La Sirène rouge (suivi par Les Racines du mal et Babylone Babies), Villa Vortex est une entreprise de destruction, un parcours du combattant littéraire qui vise à anéantir l’idée même du polar métaphysique d’anticipation que Dantec avait, selon lui, mené à terme. Une mise à mort et une résurrection.

"C’est ma trajectoire littéraire, explique-t-il depuis les bureaux de son éditeur à Paris, ville qu’il a fuie pour s’établir à Montréal il y a de ça cinq ans. Il se trouve que j’avais l’impression d’avoir éprouvé les limites d’un système avec Babylone Babies et la pause journal [les deux tomes du controversé Théâtre des opérations parus pendant son hiatus romanesque de quatre ans] m’a permis de réfléchir, d’écrire différemment, de reconfigurer mes dispositifs littéraires. Attention, je n’enterre rien parce que dans ce type de travail, détruire ne veut pas nécessairement dire enterrer, mais consumer pour pouvoir… C’est comme dans un surgénérateur atomique, quoi, ça détruit mais ça fabrique de l’énergie."

Villa Vortex, c’est en surface le récit d’une descente aux enfers puis d’une renaissance mystique pour George Kernal, flic du Paris périphérique qui tente pendant près de 10 ans (entre 1991 et 2001) de suivre la trace d’un tueur en série qui laisse ses cadavres-robots à proximité de centrales et d’usines à travers la France. On y croise Nitzos, sorte d’alter ego de Kernal en partance pour une Sarajevo sur la frange de l’implosion; Mazarin, le flic idéaliste à la morale élastique; puis Wolfmann, l’inspecteur déchu qui édifie en secret une impressionnante bibliothèque à la source d’une théorie ahurissante sur le crime absolu. Mais aux deux tiers d’un récit truffé de références bibliques, alangui de digressions sur la fin de l’homme et de récurrences à propos des kabbalistes et de leur intérêt pour les codes de la Bible, Villa Vortex bascule complètement. D’abord une observation de la ville comme laboratoire du chaos du monde, le roman se fait mystérieux, mettant la narration elle-même au premier plan comme autre laboratoire, celui d’une mutation de l’homme sur le plan spirituel. Rien que ça.

Jihad littéraire
Ultime mise en abyme, monstrueuse construction qui réclame l’arrivée d’un nouveau roman avec encore plus de force que n’importe quel Robbe-Grillet de ce monde, Villa Vortex oscille entre dégoût et béatitude. Entre le premier et l’ultime degré. Il force une réflexion chez le lecteur que peu d’auteurs ont le courage – ou la folie kamikaze, ou la prétention – de porter.

"Pour qu’une littérature se définisse, il faut qu’un livre soit détruit par son propre auteur", lance le narrateur-écrivain-personnage au troisième tiers du roman qui n’en est dès lors plus un. Dantec veut ostensiblement aller bien au-delà du divertissement. "Je voulais en faire une expérience religieuse, même, on peut dire, spirituelle, voire mystique, confie-t-il, non sans en profiter pour égratigner ses pairs. Le principal problème avec la littérature française, c’est peut-être qu’à l’exception de quelques-uns, les écrivains n’ont plus grand-chose à dire (…). On raconte vaguement ses histoires d’amour, mais vaguement, en fait. C’est ça, le problème: il n’y a plus de langue, il n’y a plus de force, il n’y a plus de violence dans la littérature française. C’est généralement très affecté et tourné vers le passé." Très nostalgique, donc? "Oui, des moments où la littérature française était grande, mais maintenant, les Français sont petits, ils sont obligés de se hausser sur la pointe des pieds pour arriver à la barbichette de Flaubert."

Comme si les positions à saveur polémique de Dantec sur le politique, le social et le culturel n’étaient pas suffisantes pour le ranger du côté des parias, l’écrivain remet ça dans le roman. À l’envers de tous les courants, il se contrefiche d’être étiqueté comme fou, d’extrême droite ou réactionnaire, car selon lui, le travail d’écrivain en est un de dissidence.

"Ah oui! Totalement! Le problème, c’est qu’aujourd’hui, n’importe quel abruti se réclame de la dissidence ou de la subversion. Et ça, c’est des mots que j’emploie maintenant avec une extrême prudence parce qu’ils sont devenus le slogan, j’allais dire la nouvelle majorité consensuelle. Tout le monde est subversif, tout le monde est dissident, tout le monde est contre. En fait, quand on gratte un peu, on se rend compte que tout le monde est pour la continuité du système actuel, en fait, même ceux qui militent avec les Black Blocs…"

En vérité…
Ce qui pousse Dantec à se commettre de la sorte? La recherche de vérités. Pas de celles qui rassemblent, mais de celles qui divisent. Une intransigeance apparemment religieuse (Dantec s’est converti au christianisme et cite une tirade de Jésus pour exprimer cette idée) qui ramène à l’Apocalypse, de laquelle il s’est largement inspiré, constellant son roman de citations bibliques on ne peut plus ténébreuses.

En préface à une récente édition de ce terrible livre de saint Jean, l’auteur britannique Will Self notait justement: "J’ai trouvé que c’était un texte de démence. Il y a quelque chose qui ne va pas dans l’Apocalypse. L’explosion d’occurrences violentes, imagées; l’insistance cabalistique sur les nombres…"

"À la limite, ça pourrait s’appliquer à mon roman", remarque Maurice Dantec qui, avec ce quatrième effort, vient en plus anéantir l’idée d’une narration qui soit au service d’une intrigue, mais au service d’elle-même et, peut-être, d’intérêts plus nobles encore. Comme celui d’initier une réflexion spirituelle, ce qui s’avère parfois un irritant majeur, principalement dans l’emprunt d’un ton qui laisse paraître une assurance plutôt péremptoire.

"Je peux comprendre cet agacement… Peut-être que j’étais trop sûr de moi dans la dernière partie, trop sûr de l’effet que j’essayais de fabriquer dans le cerveau des lecteurs", s’incline-t-il, avouant que malgré ses airs de certitude, il doute, mais prend tout de même le risque d’aspirer à une forme de roman total incluant l’essai, le roman, le traité philosophique et théologique.

Une sorte d’absolu à l’image de sa vision de l’état du monde: "Il me semble qu’on arrive à une limite, que l’humanité est en train de traverser une membrane historique qui la conduit à la croisée des chemins: soit à l’autodestruction, soit à sa transmutation spirituelle. Il n’y aura pas de demi-mesure à ce niveau-là."

Villa Vortex
De Maurice G. Dantec

Gallimard

2003, 824 p.