Carmen Boullosa : Folie en herbe
Avant , petit roman portant la griffe inimitable de CARMEN BOULLOSA, réveille un Mexico effervescent, celui des années 50, tel que perçu par une fillette habitée de voix étranges. Voyage dans un imaginaire fragile autant que fertile, aux abords de la démence.
Il y a peu de descriptions de Mexico dans le bouleversant Avant de Carmen Boullosa. Pourtant la ville est là, dans ses vêtements de milieu du siècle, bourdonnant d’une rumeur fiévreuse. Présente autant qu’un personnage, témoin discret d’une insolite aventure intérieure. D’abord paru en espagnol en 1989, et récemment proposé en français aux Allusifs, Avant s’articule autour d’anecdotes de la petite enfance qui, dans l’esprit halluciné d’une fillette, prennent les dimensions du mythe. À la veille de sa participation au Festival international de la littérature, l’auteure mexicaine nous a parlé depuis New York, où elle réside.
"Il y a dans ce livre des morceaux de mon enfance à moi, qui ai grandi à Mexico à cette même période, mais cette petite fille n’est pas moi", précise d’entrée de jeu la romancière, aussi poète et dramaturge. "Je viens d’une famille de neuf enfants et j’étais très proche de mes frères et soeurs, tandis qu’elle est isolée, quasi étrangère à sa propre famille. Puis ma relation quotidienne avec Mexico était fort différente, sans doute plus sereine. Alors tout ça s’entremêle…"
Décor né du souvenir, donc, mais également construction de l’esprit, dans lequel peut s’organiser un avant singulier. Avant quoi, au juste? Avant l’âge adulte, avant la cruelle lucidité, mais surtout avant le drame que l’on sent planer sur cette fillette aux repères émotifs tellement friables. Seule, terriblement seule, elle s’invente un univers, dont elle va bientôt perdre le contrôle. "Elle cherche désespérément une complicité, un interlocuteur qui pourrait lui donner des réponses, remarque l’auteure. Ce n’est pas exactement ça qu’elle va trouver."
Porter sa croix
Avant, c’est donc la chronique des premières manifestations de la folie. Pour faire taire "ces pas qui la suivent", la jeune fille va développer des rituels, croyant par exemple que de petits cailloux disposés autour de son lit, la nuit, la protégeront. Le sacré se manifeste ici de multiples façons, d’ailleurs, la narratrice développant par exemple une fascination pour les stigmates. Toute brûlure ou blessure corporelle devient un épisode initiatique, la douleur physique se faisant l’instrument d’une expérience de l’âme. "Y en a-t-il vraiment d’autres? s’interroge l’écrivaine. Spécialement durant l’enfance, où les expériences physiques nous ouvrent à de nouvelles réalités, sans que nous remettions en question leur véracité. Comme adultes, nous fermons souvent les yeux sur des épisodes similaires, nous filtrons; mais chez la narratrice, dans son esprit fragile, de telles expériences résonnent très fort."
Ses emprunts à l’histoire sainte, la narratrice les puise dans la vie des saints, qu’elle préfère de loin aux BD! Sans basculer dans le délire, Carmen Boullosa les a elle-même fréquentés beaucoup. "J’adore lire la vie des saints. Vraiment! Depuis que je suis toute petite, en fait – il faut dire qu’à la maison, les BD nous étaient interdites. Il est vrai que l’idée de certaines figures dans Avant, celle des stigmates, entre autres, provient de ces lectures-là."
Paradis perdu
Devant le résumé de l’histoire, on trouvera le sujet un peu lourd, du moins pas jojo. C’est ainsi qu’il serait sans le style, sans ce mélange d’humour, de grâce et de cynisme dont Carmen Boullosa détient le secret. L’auteure célébrée de Duerme. L’eau des lacs du temps jadis (1997) et Eux les vaches, nous les porcs (2002), oeuvres traduites en plusieurs langues, a décidément une voix bien à elle, que l’on mettra d’ailleurs quelques pages à apprivoiser. "Le style est une obsession pour moi, qui va bien au-delà d’éviter les répétitions et de rechercher la musicalité. Je crois au pouvoir des mots, leur capacité à nous ramener vers notre passé, que nous recherchons tous comme un paradis perdu, et dont les mots sont les clés."
Mais le chemin n’a rien d’aisé, malgré le tourbillon enivrant de la prose. "La littérature doit être inconfortable", a déjà dit Carmen Boullosa. "En effet, soutient-elle aujourd’hui, la littérature est là pour montrer au lecteur ce qui cloche avec la réalité; pour l’amener à mettre en perspective. La lecture doit être un plaisir, bien sûr – je travaille très fort pour écrire de "bons" livres, mais aussi pour détruire les apparences, pour montrer que le confort de nos certitudes est bien souvent illusoire. L’écriture doit être assez forte pour contaminer le lecteur, puis l’amener à voir autrement."
Contamination rendue ici possible par l’excellent et périlleux travail de Sabine Coudassot-Ramirez, amie et traductrice de l’auteure. Travail sensible et juste, qui nous permet d’apprécier une oeuvre qui n’a qu’un pied dans le réel, et qu’une mauvaise traduction aurait rendue hermétique.
Avant
de Carmen Boullosa
Éd. Les Allusifs
2003, 144 p.
Renseignements supplémentaires:
Festival international de la littérature
Le mercredi 14 mai, Carmen Boullosa participera au spectacle Enfances, qui réunira aussi Maïssa Bey, Abdelkader Benali, Hélène Dorion, Charles Juliet, Hélène Monette et Eugène Savitskaya. Dans ce concert littéraire à plusieurs voix, les auteurs partageront ce qui peuple leur enfance et montreront de quelle manière elle résonne dans leur oeuvre. Les comédiennes Monique Miller et Julie McClemens leur prêteront voix, disant des extraits choisis de leur travail. À la Cinquième salle de la Place des Arts, à 19 h 30.
Ce n’est qu’une des activités qui auront lieu durant la neuvième édition du Festival international de la littérature (FIL). Du 9 au 17 mai, la manifestation créée en 1994 par l’Union des écrivaines et écrivains québécois accueillera 165 écrivains et artistes, locaux ou étrangers. On attend notamment la visite du musicien américain David Amram, qui participera, aux côtés de plusieurs écrivains et musiciens rassemblés par le contrebassiste Normand Guilbeault, à Visions de Kerouac, un hommage en poésie et en jazz à l’auteur de Sur la route.
Parmi la programmation, impossible à énumérer de façon exhaustive, on remarque aussi un spectacle-hommage aux 10 ans du Prix des libraires du Québec (avec des lauréats antérieurs, et les comédiennes Maude Guérin et Céline Bonnier); une soirée de poésie et de jazz pour souligner le 50e anniversaire des Éditions de l’Hexagone; une prestation du Band de poètes; un spectacle célébrant les Contes de Jacques Ferron, dits par six conteurs, dont Jocelyn Bérubé et Michel Faubert; Accordez vos plumes!, une union de la littérature et de la chanson, avec les interprètes Laurence Jalbert, Thomas Hellman et Linda Racine. L’événement 100 écrivains, 100 spectateurs consacrera plutôt le mariage des mots et de la danse, alors que 100 auteurs auront 10 minutes pour écrire une phrase après la représentation de La Femme ovale, de Louise Bédard…
Le Festival se clôturera le 17, à l’Union française, avec Après nous le déluge!, une grosse fête rendant hommage aux artistes du Saguenay-Lac-Saint-Jean, animée par les Bleuets Louise Portal et Pauline Lapointe. On se renseigne à INFO-FESTIVAL, au 277-1010, ou au www.uneq.qc.ca/festival.