Jacques Ferrandez : La Guerre fantôme
Jacques Ferrandez a entrepris une carrière dans la bande dessinée en collaborant avec des scénaristes de renom (tel Pierre Christin) et en se spécialisant dans l’adaptation d’oeuvres littéraires (de R.L. Stevenson, Marcel Pagnol, Tonino Benacquista, Daniel Pennac).
Jacques Ferrandez a entrepris une carrière dans la bande dessinée en collaborant avec des scénaristes de renom (tel Pierre Christin) et en se spécialisant dans l’adaptation d’oeuvres littéraires (de R.L. Stevenson, Marcel Pagnol, Tonino Benacquista, Daniel Pennac). Toutefois, c’est dans ses Carnets d’Orient, une oeuvre solo, que se manifeste le mieux le caractère personnel de son travail ainsi que sa prédilection pour le Sud, ses couleurs, ses odeurs et sa violence. Consacrée à l’histoire de l’Algérie, cette série a été couronnée de nombreux prix, auxquels vient de s’ajouter un Bédéis Causa, décerné lors du Festival de la BD de Québec, où se trouvait l’auteur en avril.
Inspiré par le voyage en Afrique du Nord d’Eugène Delacroix, le premier tome des Carnets, dont l’action se situait au 19e siècle, montrait l’arrivée à Alger d’un jeune peintre français du nom de Joseph Constant, lequel résistait tout d’abord à la culture arabe jusqu’à ce qu’il tombe amoureux d’une jeune fille aperçue dans un sérail et qu’il décide de plonger au coeur des combats. C’était la naissance d’un cycle dont le cinquième et dernier volume, Le Cimetière des princesses, est paru en 1995. Chaque album était consacré à une génération différente de la période coloniale (de 1830 à 1954) et présentait le regard de gens ordinaires (hommes, femmes ou enfants, colons français, indigènes musulmans ou juifs) sur les bouleversements de leur époque.
Parue après une longue interruption de la série, La Guerre fantôme est présentée comme le premier tome d’un nouveau cycle qui couvrira la période de la guerre d’indépendance (1954-1962). Comme pour l’ensemble précédent, l’album illustre les divers points de vue sur le choc des cultures, sur cette violence à la fois "destructrice" et "accoucheuse des identités d’Algérie", comme le souligne en préface un spécialiste du monde musulman, Gilles Kepel.
Créant un effet de contraste saisissant, le livre s’ouvre sur les derniers instants de paix, le jour de la Toussaint 1954, dans un des plus beaux paysages du monde, à Tipasa, où un groupe de jeunes universitaires, pieds-noirs et arabes, prennent le bain, flirtent et citent Albert Camus, avant d’apprendre les premiers attentats qui vont faire basculer le pays dans la guerre. À ces planches inaugurales succède une gradation de l’horreur, celle des années 1954 à 1956, opposant les appelés du contingent français, lesquels pratiquent la torture sur leurs prisonniers, aux maquisards musulmans, qui mutilent les cadavres de leurs ennemis. Devenus médecins, la jeune Arabe Samia et le Français Sauveur auront à transiger avec les conséquences de cette haine, celles-ci les amenant à réfléchir sur l’avenir de leur pays.
Parsemées de collages contenant des découpures de journaux, des vieilles photographies et des extraits de manuscrits, les illustrations de Ferrandez, natif d’Alger, rendent avec justesse l’ambiance, les couleurs et la lumière du Maghreb. Il en est de même des dialogues, fidèles aux particularismes linguistiques des pieds-noirs, lesquels revendiquaient leur appartenance à la terre algérienne et étaient fiers de se différencier des "Francaouis" (mot d’insulte qui désignait les Français de la métropole). Somme toute, une belle déclaration d’amour à une terre qui n’a pas fini d’être déchirée. Casterman, 2002, 64 p.