Tout ce que j’aimais : L’école de la vie
En lisant les premières pages, pleines d’élégance et de précision, du dernier roman de Siri Hustvedt, on ne peut s’empêcher de penser à nombre d’oeuvres féminines anglo-saxonnes qui, de Barbara Pym à Allison Lurie, ont tracé le portrait d’un certain milieu intellectuel et universitaire qui était également celui de David Lodge dans sa très médiatisée satire Small World. Un milieu dans lequel évoluent ces romancières et qui constitue un nouvel espace de l’imaginaire très fin de vingtième siècle.
En lisant les premières pages, pleines d’élégance et de précision, du dernier roman de Siri Hustvedt, on ne peut s’empêcher de penser à nombre d’oeuvres féminines anglo-saxonnes qui, de Barbara Pym à Allison Lurie, ont tracé le portrait d’un certain milieu intellectuel et universitaire qui était également celui de David Lodge dans sa très médiatisée satire Small World. Un milieu dans lequel évoluent ces romancières et qui constitue un nouvel espace de l’imaginaire très fin de vingtième siècle.
Critique d’art, diplômée de Columbia, Hustvedt crée des personnages au parcours similaire au sien. L’action de Tout ce que j’aimais (What I Loved), étalée sur une trentaine d’années, met en scène le narrateur, Leo Hertzberg, et sa femme Erica, respectivement professeurs d’histoire de l’art et d’anglais dans deux universités new-yorkaises. Le couple se lie, dans les années 70, à Bill, qui est peintre, et à Violet, une écrivaine. Les quatre amis finissent par habiter deux lofts dans le même immeuble de SoHo, deviennent parents en même temps et passent ensemble leurs vacances d’été dans le Vermont.
Malgré de belles réflexions sur l’art, l’amitié et la vie familiale, et une structure narrative intelligente calquée sur l’évolution de l’oeuvre peinte de Bill, la première partie du récit demeure plutôt anecdotique. C’est plus loin que l’on comprend que les drames à venir sont soigneusement préparés par certains détails de cette longue ouverture: la thématique des désordres alimentaires sur laquelle porte la thèse de Violet, la présence d’un mystérieux personnage dans les dessins de Matthew, fils de Leo et Erica, le thème du démembrement dans les tableaux de Bill.
L’effondrement d’une vie
Tout ce que j’aimais est un roman qui porte sur l’effondrement de l’édifice de toute une vie. À l’instar du récent Livre des illusions de Paul Auster (mari de Hustvedt), la deuxième partie met en scène la mort de l’enfant, laquelle causera la séparation graduelle et inexorable du couple formé par Erica et Leo. Le héros narrateur devra aussi composer avec la perte de sa vue, tragédie que l’on imagine pour un historien de l’art, puis avec le décès, également subit, de Bill.
À cette partie plus analytique et introspective du roman succède un troisième et dernier mouvement aux allures de thriller. Leo reportant son amour paternel sur Mark, fils devenu orphelin de Bill, l’enfant se révélera (on pouvait s’y attendre) moins parfait et plus immature que le fils disparu. Devenu adulte, drogué et acoquiné à un artiste décadent, profanant avec ce dernier l’oeuvre de son père, Mark sera même soupçonné de complicité dans le meurtre d’un garçon dont on retrouve le cadavre mutilé.
Du héros qui a perdu presque tout ce qu’il aimait, on suivra ainsi l’étrange relation avec ce jeune homme, menteur pathologique sans remords et charmeur sans empathie, qui perd puis regagne à plusieurs reprises la confiance de son père adoptif: "Du moment que je le regardais, je le croyais toujours. La franche sincérité qu’exprimait son visage bannissait tous mes doutes, mais, dès qu’il se trouvait hors de vue, la sourde anxiété renaissait." Une relation qui rappellera aux lecteurs de Proust le goût obsessif de Swann pour Odette de Crécy, dont il sait les mensonges et la trahison.
L’épopée solitaire, lyrique, parfois terrifiante, d’un Leo sexagénaire et presque aveugle parcourant le pays à la recherche de Mark fuyant avec son amant assassin, de Minneapolis à Nashville, en passant par Iowa City, constitue la meilleure part du récit, bien qu’elle soit la plus débridée. Passant du rôle de protagoniste en contrôle de sa vie à celui de témoin impuissant, le vieillard fragile y devient une sorte de Dédale moderne proférant des avertissements inutiles à un jeune Icare volant vers un soleil meurtrier…
Tout ce que j’aimais
de Siri Hustvedt
Traduit de l’américain par Christine Le Boeuf, Actes Sud / Leméac, 2003, 458 p.