L'Ignorance : Trompeuse nostalgie
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L’Ignorance : Trompeuse nostalgie

Dans un entretien récent accordé au magazine L’Express, Milan Kundera prétendait que le romancier ne devait pas être "le valet des historiens", son rôle ne se limitant pas à raconter ou à commenter l’histoire.

Dans un entretien récent accordé au magazine L’Express, Milan Kundera prétendait que le romancier ne devait pas être "le valet des historiens", son rôle ne se limitant pas à raconter ou à commenter l’histoire. Dans cet ordre d’idées, même si l’émigration de nombreux citoyens de l’Empire soviétique était le résultat d’une terrible répression, son oeuvre montrera plutôt que l’exil dépasse le contexte politique en permettant d’accéder à des aspects inconnus de l’existence humaine. Ainsi doit-on aborder le dernier roman de l’écrivain tchèque, dont le titre L’Ignorance ne renvoie pas au sens courant du manque de connaissances, mais plutôt à cette ignorance comme lacune existentielle, à la face cachée de l’être humain qui surgit lors de situations historiques exceptionnelles, en temps de guerre ou de révolution.

S’il y a eu beaucoup d’exilés chez Kundera, aucun de ses romans n’avait fait autant de place à cette idée de douleur qui surgit lorsqu’on est éloigné du lieu de notre naissance: la nostalgie. L’Ignorance s’ouvre sur un examen de l’étymologie de ce terme et en compare les traductions dans les différentes langues européennes. S’intéressant ensuite à la figure emblématique d’Ulysse (qui parcourt tout le livre), Kundera entreprend de montrer qu’à la nostalgie succède souvent la déception du retour. Ainsi, aux retrouvailles avec Pénélope, l’épouse fidèle que glorifiait Homère par une hiérarchie morale des sentiments, l’écrivain avoue préférer le séjour du héros sur l’île de la déesse Calypso, qui l’aimait et dont il fut le prisonnier pas si malheureux durant sept ans.

Il en va de même de son personnage d’Irena, qui a émigré en France à la suite des répressions russes de 1968 et qui s’est construit une vie et une identité nouvelles qu’elle revendique. Même si, à Paris, Irena cède inconsciemment durant la journée à une certaine nostalgie, ses cauchemars de la nuit la détruisent et la confortent dans le choix de sa nouvelle patrie: "Le jour lui montrait le paradis qu’elle avait perdu, la nuit l’enfer qu’elle avait fui." Et lorsqu’elle décide enfin de revoir son pays, après la chute du Rideau de fer, elle obéit essentiellement aux attentes de ses amis parisiens qui se sont fait d’elle une image d’exilée nostalgique, parce qu’elle ne peut se résoudre à les décevoir…

Contrairement à Ulysse qui retrouve son olivier intact après 20 ans d’odyssée, la Tchécoslovaquie d’Irena n’est pas celle qu’elle avait laissée derrière elle, transformée à jamais par les bombes et le bétonnage intensif, par l’abandon du russe et l’adoption de l’anglais comme langue seconde. Josef, un autre émigré avec qui elle renouera durant son séjour à Prague, fait la même expérience. Non seulement l’homme mûr ne se reconnaît pas dans le journal intime d’adolescent retrouvé dans sa maison natale, mais le pays n’est plus le même, l’oubli ayant fait son oeuvre: "Pendant son absence, un balai invisible était passé sur le paysage de sa jeunesse, effaçant tout ce qui lui était familier; le face-à-face auquel il s’était attendu n’avait pas eu lieu." Résultat: une déception commune aux deux héros, qui empêchera aussi leur ancienne flamme de se rallumer.

Après une oeuvre qui, de La Plaisanterie à L’Immortalité, lui avait valu une reconnaissance internationale, les lecteurs de Kundera avaient accueilli plutôt froidement ses deux derniers romans écrits en français dans les années 90, La Lenteur et L’Identité, dont l’appartenance à la tradition du roman philosophique s’opposait au baroque de l’oeuvre écrite en tchèque. La presse européenne s’est plu à voir dans L’Ignorance l’inauguration d’une "troisième manière" chez Kundera. En effet, non seulement celui-ci prouve-t-il magistralement qu’il n’y est pas le "valet de l’historien" avec son intéressante mise en scène de l’impossibilité de renouer avec ses origines, mais la structure du livre, en 58 courtes séquences brutales, organisé méthodiquement selon le principe musical de la fugue, nous convainc que le changement de langue n’a altéré en rien son talent de romancier.

L’Ignorance
de Milan Kundera
Éd. Gallimard, 2003, 184 p.