Nancy Huston : L’imagination au pouvoir
Deux ans après le douloureux Dolce Agonia, NANCY HUSTON nous fait le bonheur d’un nouveau roman, polyphonique et ludique: Une adoration. Nous avons joint l’écrivaine à Paris pour parler de ce livre qui rend hommage à la magie de l’imaginaire, et donne au lecteur le rôle de juge…
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Au bout du fil, on la sent gaie, plutôt légère, pouffant volontiers d’un rire discret. J’avais plutôt gardé de nos précédents entretiens, pour ses excellents romans Dolce Agonia et L’Empreinte de l’ange, l’image d’une écrivaine à l’air sombre, tourmenté. Un enjouement en accord avec la facture du nouveau livre de Nancy Huston: malgré la présence des motifs graves qui sous-tendent toujours l’oeuvre de la romancière – ici la mort, l’amour, la folie, la souffrance, les relations familiales, la création… -, Une adoration communique au lecteur la "jubilation" que l’auteure a visiblement éprouvée elle-même.
Cela tient d’abord à la singularité de sa forme narrative. Imaginez le roman comme une vaste audition juridique visant à éclaircir le meurtre de Cosmo, un célèbre comédien. Chacun des personnages vient témoigner à son tour (ou même avant!) pour défendre sa version de l’histoire, sa vérité, auprès du juge anonyme – nul autre que le lecteur, bien sûr. Amante de la victime, parents, accusé, fans font leur déposition. Même la romancière ajoute parfois son grain de sel au récit, et voilà que les objets s’en mêlent aussi: une passerelle, un étang, le couteau qui a transpercé le corps de Cosmo…
Cette structure bâtie sur une suite de monologues et d’interruptions inattendues confère ludisme et vivacité au roman. Si on lui sert du "votre honneur", le lecteur y devient surtout le prisonnier consentant d’une histoire prenante qui semble ainsi s’écrire au fur et à mesure sous ses yeux.
Il y a dans cet irrésistible conte dramatique une envie de rendre transparent le processus de la narration, de la lecture, de rendre son tribut à l’imaginaire. "Le plaisir que j’ai comme écrivain, j’ai voulu le partager un peu avec les lecteurs, les rendre plus conscients de comment ça fonctionne dans leur tête, quand on construit des histoires petit à petit, leur faire voir la magie de ce processus, explique Nancy Huston. Ce qui se passe dans la tête, c’est une partie importante de notre réalité! Et comme on ne peut pas tout vivre, on a cette chance de pouvoir partager la vie des autres par les récits."
D’entrée de jeu, la "romancière" d’Une adoration rappelle au lecteur son rôle fondamental dans l’édification du roman, celui d’insuffler une vie aux personnages: "(…) je leur prêterai ma voix mais c’est sur vous qu’ils comptent pour les comprendre, de vous qu’ils dépendent pour exister, alors faites attention, c’est important; vous êtes seul juge… comme toujours."
"Moi, je n’ai que des mots; ils ont besoin pour vivre de la tête du lecteur, ajoute l’auteure (la vraie). Et je crois que si le livre fonctionne, le lecteur devient conscient de la manière dont ces êtres imaginaires deviennent de plus en plus réels à mesure que l’action avance. Au début, ce sont des voix désincarnées, puis on est happé, et même prêt à croire des choses complètement insensées: la passerelle qui parle, d’accord, on prend… Et c’est ça, la joie de l’imagination: on se rend compte de sa propre force."
Une adoration reprend un peu le caractère polyphonique de Prodige, mais en complexifiant la partition temporelle et narrative. L’auteure de Dolce Agonia semble s’imposer un nouveau défi de construction à chaque roman. "J’essaie toujours de trouver les contraintes qui me libéreront, explique-t-elle. Si j’ai une liberté totale, je ne sais pas par quel bout prendre l’histoire. Une fois que j’ai eu l’idée de l’audition, je n’ai eu qu’à écouter les voix qui se succédaient généreusement. Mais il m’a fallu tâtonner une année avant de me réveiller avec cette idée des personnages s’adressant au lecteur pour essayer de le convaincre – ce qui apporte une sorte d’urgence au livre. Et quand les objets se sont mis à parler en plus, j’étais comblée! Je me suis beaucoup amusée."
Intégrant dans le récit les éléments de la nature et les choses inanimées, les vivants et les morts, Une adoration compose une grande polyphonie du monde.
"Depuis quelques années, je suis de plus en plus agacée par le mythe de la solitude, l’idée romantique que chacun est totalement seul avec soi-même. Je pense que c’est important de se rendre compte de tout ce qu’on reçoit pour se construire. Ne serait-ce que le langage, qui est un don des morts. Et on est constamment en train de changer nos proches aussi par tout ce qu’on fait, tout ce qu’on est. Quand j’étais en train d’écrire, je sentais très fort la beauté de cette circulation, comme une immense chorégraphie infinie."
Une histoire d’amour
Avant la structure, c’est l’histoire qui s’est imposée à Nancy Huston. Une histoire d’amour. "Une petite serveuse de province qui tombe amoureuse d’un acteur célèbre, on ne fait pas plus midinette. Quétaine! avoue-t-elle en riant. Et pourtant, c’est un type d’amour qui a comblé beaucoup de femmes, je crois. Des amours qui ne passent pas par la présence quotidienne, toujours lourde de conséquences matérielles. Il y a beaucoup d’imagination dans l’histoire entre Elke et Cosmo. La présence réelle est limitée, alors que le rêve est illimité. Il peut être dangereux, ou magnifique. Il nous aide à vivre, en tout cas."
Elke vit des amours surtout virtuelles car Cosmo, adoré de tous et surtout de toutes (sauf des enfants de son amante), promène de par le monde ses géniaux monologues. Sa créatrice a puisé à plusieurs sources d’inspiration pour dessiner cet acteur "fou d’histoires": Romain Gary, son auteur fétiche, le grand comédien français Philippe Caubère, capable de camper, lui aussi, "100 personnages au cours d’une seule soirée", son ami Howard Buten, et "moi-même probablement".
Il y a également de la figure christique – "mais un Christ qui aurait eu de l’érotisme (rires), dont l’amour aurait été amour de la chair aussi" – chez cet artiste qui s’abreuve au malheur des autres, et semble porter le poids de la souffrance du monde. Une réceptivité qui finira par le démolir.
Autour du couple, gravitent d’autres personnages: André, exalté par la nature, Josette, qui s’estime injustement traitée par la romancière… Des personnages qui se sont imposés à Nancy Huston avec le caractère "à la fois étranger et inéluctable du rêve". Tout un petit monde auquel l’écrivaine donne vie par la seule force de leurs voix. Par la brillante musique de son écriture.
Un peu comme Cosmo, l’auteure des Variations Goldberg se projette généralement dans une multiplicité de voix. "Je trouve que les gens sont trop engoncés dans leur propre identité, trop prêts à se crisper là-dessus et à refuser de voir les choses du point de vue des autres. C’est une chance qu’on a dans la littérature de pouvoir aller voir comment ça se passe dans la tête de quelqu’un qui ne nous ressemble pas du tout. On est beaucoup plus prêt à le faire dans le roman que dans la vie, malheureusement…"
C’est là l’autre sens du mot "audition" qui donne sa forme au roman: souligner l’importance de l’écoute dans le rapport à autrui. "Je trouve que les gens ne s’écoutent pas assez, ils vont trop vite, reçoivent trop de choses. Et ça, c’est une chose qui m’inquiète dans le monde moderne. Dans un univers sans Dieu, où le sens de la vie ne nous est pas proposé par un code préétabli, c’est la manière de donner un sens à nos existences: en se les racontant à soi-même d’abord, puis les uns aux autres."
Pour Nancy Huston, ça compte de savoir qu’elle est entendue par ces "juges bienveillants" que sont les lecteurs. "Souvent, les lecteurs m’apportent le sens de ce que j’ai fait. On m’a dit à propos de mes livres des choses que je n’avais pas comprises moi-même en les écrivant, et qui m’ont beaucoup éclairée sur ce que je cherche. D’une certaine façon, un livre n’est pas fini jusqu’à ce que j’entende comment les lecteurs le reçoivent."
Et après avoir passé "10 ou 15 ans à écrire des livres qui n’avaient pas beaucoup de lecteurs", elle en a fidélisé plusieurs depuis Cantique des plaines, essentiellement en France et au Québec. Curieusement, cette anglophone née à Calgary et établie à Paris, qui écrit dans l’une ou l’autre langue, rejoint surtout un lectorat francophone. Elle interprète l’intérêt des lecteurs d’ici comme "une sorte de complicité autour de la double culture: les Québécois et moi, on a en commun d’être au croisement des cultures américaine et française".
"En France, je ne sais pas pourquoi le déclic s’est produit. En revanche, je comprends mieux pourquoi je suis bien dans ce pays. J’ai toujours dit que j’aurais pu choisir n’importe quelle langue, du moment que ce n’était pas ma langue maternelle. Mais au retour d’un voyage en Allemagne et en Autriche, tout d’un coup, j’ai beaucoup apprécié les Français parce qu’ils sont légers! Et au fond, moi, j’ai tendance à être lourde, dépressive, noire et très sérieuse… J’avais besoin d’un antidote de superficialité, rigole l’auteure. J’aime beaucoup l’attention que les Français portent à la bouffe, au vin, au plaisir – enfin, à tout ce que le protestantisme rejette ou méprise – et au mot d’esprit. Ça me détend."
En équilibre entre la gravité thématique et la légèreté de la forme, Une adoration témoigne délicieusement du versant plus ensoleillé de Nancy Huston.
Une adoration
de Nancy Huston
Actes Sud/Leméac
2003, 416 p.
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