32 décembre : Le rebord du siècle
Dans 32 décembre, le très réputé bédéiste et cinéaste s’applique particulièrement à définir l’esthétique des rapports affectifs de ses personnages début de siècle.
"Quand je suis fatigué, je lis un roman; quand je suis en pleine forme, je lis une bande dessinée." Cette réflexion du cinéaste Alain Resnais pourrait servir d’exergue à l’oeuvre d’Enki Bilal. Ce bédéiste fait une étrange unanimité parmi les lecteurs assidus de BD et ceux qui, dédaignant le genre, n’admettent fréquenter que ses complexes albums. Une chose est sûre: avec ses décors glauques et délabrés, ses scènes violentes, ses sociétés perverses (inspirées par les pires défauts de l’ancien empire soviétique), ses corps abîmés, décomposés ou démembrés, l’oeuvre de Bilal s’inscrit à merveille dans notre univers désespérément fin de siècle, dans nos angoisses apocalyptiques contemporaines.
L’action de son avant-dernier album, Le Sommeil du monstre, se déroulait en 2026. Le héros, Nike Hatzfeld, qui était le narrateur et l’autoportrait (en plus jeune) de Bilal, y partait à la recherche de ses compagnons disparus, Amir et Leyla, nés en 1993 durant le conflit en ex-Yougoslavie et élevés avec lui dans un orphelinat de Sarajevo. Apatrides et exilés, vivant dans des lieux fort différents, les trois amis entretenaient tous des démêlés avec le clan des Éradicateurs d’Optus Warhole, leader d’un mouvement fondamentaliste religieux qui voulait effacer toute trace de culture et de mémoire sur Terre, et qui faisait sauter la tour Eiffel et le Chrysler Building de New York.
Cette bande dessinée visionnaire est parue en 1998, trois ans avant les attentats du 11 septembre 2001 qui, eux, causaient l’effondrement des tours du World Trade Center, ordonné par un autre leader intégriste, bien réel celui-là. Mais si l’éclatement du conflit yougoslave avait poussé l’auteur à créer le premier album de son nouveau triptyque, la tragédie new-yorkaise a incité Bilal à transformer son approche dans 32 décembre. Alors que le premier tome était consacré à la peinture d’une société décrépite d’un point de vue extérieur et descriptif, le deuxième relègue le contexte politique au second plan pour faire place à l’intériorité, à l’amitié et à l’amour, bouées de sauvetage des héros sinon de leur monde, lequel se caractérise toujours par son extrême violence.
De cet oxymore entre tendresse et barbarie surgissent des différences graphiques évidentes dans les magnifiques bandes peintes par Enki Bilal: des dessins plus flous et aérés, moins détaillés; des teintes qui sont passées des couleurs de sang et de poussière dans Le Sommeil du monstre à des verts tendres dans 32 décembre; un accent mis sur les visages et les corps (tant des êtres humains que des androïdes) au détriment des décors et de l’architecture totalitaire qui, dilués, voire hors champ, ne sont plus qu’une toile de fond dans le récit.
Des personnages en quête d’identité
Les personnages manipulés de Bilal cherchent une voie d’évitement dans le destin burlesque qui leur est tracé. La relation entre Amir et la belle Sacha se transforme lorsque celle-ci, infectée par les Éradicateurs, voit sa peau blanche devenir anthracite et douée d’une extrême sensibilité. Sa mutation (et son drame personnel) faisant d’elle une femme supérieure, Amir note: "Une chose a changé. Une seule. Avant, c’était Sacha qui me suivait. Aujourd’hui, c’est moi qui suis sa trace, son odeur, sa peau… Elle est le chef de nous."
Nike et Leyla s’étant brièvement retrouvés à la fin du Sommeil du monstre, ils sont à nouveau séparés, le héros étant remplacé auprès de son amie par un de ses doubles, un androïde fabriqué par Warhole, le vrai Nike étant séquestré par celui-ci. Branché à une machine, il peut voir son double tout bronzé faire l’amour à Leyla, et il se met à douter de sa propre identité. Et si son double était le vrai? "La conscience m’est revenue, mais bancale, hémiplégique, meurtrie, pleine de bleus en quelque sorte."
Même le méchant de service a changé après la destruction de son repaire à la fin du Sommeil du monstre: de leader intégriste, Warhole est devenu Holeraw (son anagramme), un artiste dévoyé, adepte du concept de l’art brutal, qui s’amuse à créer des happenings pour le moins sanglants. Doté d’un nouveau nom, mais aussi d’un corps nettement plus attirant que l’ancien, sa façon d’exercer le pouvoir est différente, mais son but reste de conquérir la planète: "Encore plus de pouvoir. Rien de bien nouveau…"
Au tournant des années 70, avec son collaborateur Pierre Christin, Bilal excellait dans des albums aux sujets géopolitiques. La fameuse Trilogie Nikopol, parue dans les années 80 et qu’il vient d’adapter pour le cinéma, faisait de lui le maître de la science-fiction en BD, proposant une vision clownesque de la dictature humaine et imaginant le retour des divinités de l’Ancienne Égypte sur Terre. Si la nouvelle trilogie, moins fantaisiste, relève davantage de l’anticipation, c’est qu’elle a été précédée par la guerre en Yougoslavie, pays natal de l’auteur qui voulait faire de sa nouvelle oeuvre son point de vue personnel sur notre siècle, le futur n’étant là que pour parler du présent. À une époque où l’on voit des guerres et des tours s’écrouler en direct à la télévision, le monde décrit par Bilal est à peine de la science-fiction. Et si l’on en est fatigué, peut-être vaut-il mieux lire un roman… Les Humanoïdes associés, 2003, 62 p.