

Mauricio Segura : Légende urbaine
Éric Paquin
Quand Côte-des-Nègres est paru en 1998, Mauricio Segura donnait à la littérature québécoise un roman sans doute aussi important que l’avait été La grosse femme d’à côté est enceinte 20 ans plus tôt. Alors que Michel Tremblay nous avait peint la misère des ouvriers francophones du Plateau-Mont-Royal, Segura montrait une autre réalité socioculturelle, celle des populations immigrées de Côte-des-Neiges, le quartier le plus multiethnique de Montréal. Consacré au parcours de jeunes Latinos et Haïtiens faisant partie de gangs déchirés par la violence, ce roman aux dialogues teintés de créole et d’espagnol, accompagnés d’une narration réaliste, parfois lyrique, devrait être lu par tous ceux qui veulent savoir ce que Montréal et notre littérature sont devenues après Tremblay.
Mais s’il paraît qu’un écrivain "écrit toujours le même livre", l’adage est loin de s’appliquer à Mauricio Segura. Les lecteurs de Côte-des-Nègres seront renversés par le changement d’univers et de style de son second roman, Bouche-à-bouche, dans lequel l’auteur d’origine chilienne délaisse les classes populaires pour s’intéresser aux hautes sphères de la mode, univers cosmopolite et volatil s’il en est un, où les formes qui gouvernent en matière de beauté se succèdent aussi rapidement que les personnes qui les incarnent.
Johnny et Nayla, les deux protagonistes, ont la perfection physique de Pâris et d’Hélène de Troie et, comme ces deux personnages mythologiques, ils se sont rencontrés dans l’eau (celle d’un lac suisse), vivant depuis 10 ans une histoire d’amour assez trouble, à laquelle la figure omniprésente de Narcisse n’est pas étrangère. Top models pour une grande agence internationale, ils se retrouvent régulièrement dans les palaces cinq étoiles, les bars à la mode et leurs appartements de Paris, New York, Londres, Milan et Montréal.
Afin de poursuivre leurs carrières, Johnny a définitivement renoncé à son rêve de devenir écrivain et Nayla, à ses ambitions d’actrice. C’est pourquoi, rendus à l’âge vénérable de 30 ans, ils n’ont d’autre choix que d’accepter la nouvelle mission que leur propose l’agence: recruter des mannequins plus jeunes afin d’offrir au public de nouveaux corps, de nouveaux visages. Aucun moyen ne les arrêtera pour s’assurer la fidélité de ces recrues, qu’il s’agisse de feindre l’amour, de créer une dépendance au sexe ou aux narcotiques. Leur principale motivation: "Continuer à faire partie de la famille, ces trois mille personnes, pas plus, qui composent la faune branchée de la planète."
D’un style plus poétique que réaliste, versant parfois dans une préciosité agaçante, Segura décrit un monde fonctionnant par doublets, partagé entre le voyeurisme et l’exhibitionnisme, entre le narcissisme triomphant et l’amour vaincu. Hédonistes et nihilistes, les héros, après avoir passé leur temps à jouir de la vie, sont aux prises avec une recherche toujours plus décevante du plaisir qui les fait se comparer à "des cadavres en décomposition avancée", à des "spectres […] tentant un retour parmi les mortels", concluant, comme les libertins des Lumières dont ils se réclament eux-mêmes, que le plus grand des plaisirs est celui de dominer les autres.
En plus d’un épilogue un peu facile, où la rédemption des personnages passe par une petite ville chilienne à l’abri de toute tendance, le problème de ce roman, c’est le manque de clarté dans le point de vue. Même si plusieurs passages sont nettement ironiques face à la vacuité du monde décrit, on ne peut s’empêcher de déceler la fascination qu’exercent chez l’auteur la réunion de tous ces corps parfaits, la vie de rêve de ces "gens riches et célèbres", la décadence d’un certain mode de vie. Tout comme son personnage d’Antoine, le plus critique du roman mais qui essaie, grâce à un logiciel, de créer une femme virtuellement parfaite, Segura hésite entre la critique sociale et la quête de beauté. Enfin, on ne croit pas trop à ces mannequins lettrés qui se plaisent à citer Homère, Épicure, Schopenhauer et Laclos.
Mauricio Segura dispose d’une langue trop admirable pour ne pas devenir un grand romancier. Dans quelques années, on spéculera sûrement sur le rôle qu’aura joué Bouche-à-bouche dans son itinéraire créatif, lui trouvant peut-être un sens…
Bouche-à-bouche
de Mauricio Segura
Éditions du Boréal, 2003, 170 p.