Le Temps des déracinés : Passé décomposé
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Le Temps des déracinés : Passé décomposé

Dans Le Temps des déracinés, le dernier roman d’ELIE WIESEL, l’auteur – qui fut déporté à Auschwitz au temps de la Deuxième Guerre – rend hommage aux exilés de ce  monde.

Dans un récent entretien paru dans le magazine Le Point, Elie Wiesel, Prix Nobel de la paix en 1986, se montrait critique face à la littérature actuelle, tout en concluant: "Pourtant, quelque part, dans un grenier ou dans une cave, il y a quelqu’un qui écrit. Et ce quelqu’un, j’en suis sûr, est une victime qui rédige ce qui sera le plus grand roman de notre époque." Cette déclaration, à elle seule, incarne on ne peut mieux la vie et l’oeuvre de cet écrivain juif d’origine roumaine qui a été déporté à Auschwitz à l’âge de 15 ans et qui a été miraculeusement rescapé à la fin de la guerre, une vie et une oeuvre qu’il a entièrement dédiées à tous les exilés de ce monde.

C’est plus que jamais le cas dans Le Temps des déracinés, son 11e et plus récent roman. L’auteur y raconte une journée dans la vie d’un vieil immigré juif de New York, Gamliel Friedman, qui, à la demande d’un ami, rend visite à une mourante hospitalisée qui ne parle que le hongrois. Dans la vieille femme défigurée à la suite d’un accident de la route et réfugiée dans un quasi-mutisme, Gamliel s’imagine reconnaître Ilonka, cette amie catholique à qui sa mère l’a confié 50 ans plus tôt, lorsqu’il était enfant à Budapest, pour le sauver des Nyilas, les "Nazis hongrois", juste avant de périr elle-même à Birkenau.

Cette rencontre amènera Gamliel à réfléchir aux événements qui l’ont conduit à son état d’exilé permanent, de Vienne à New York, en passant par Paris. Apatride, mais également "exilé du coeur", il se rappellera aussi ses divers échecs amoureux avec les femmes qui ont traversé sa vie: la Marocaine Esther, qu’il continue à regretter après l’avoir brièvement connue; la sensuelle et intellectuelle Ève, mariée à un autre; sa femme Colette, mère de ses deux filles et suicidée. C’est ainsi que, peu à peu, Gamliel se rendra compte du rôle central qu’a joué dans sa vie Ilonka, sa protectrice, celle "qu’il n’a jamais cessé de chercher dans chacune des femmes qu’il approchait". Chanteuse de cabaret, la jeune femme avait sacrifié sa vie pour l’enfant, se prostituant même avec un officier nazi pour assurer sa sécurité. Une vérité qu’elle ne lui a jamais avouée et qu’il finit par déduire de lui-même.

Un roman polyphonique
À travers le livre où, du début à la fin, se superposent la parole du vieillard et celle de l’enfant que fut Gamliel, d’autres voix se font entendre, celles des amis du protagoniste, tous également réfugiés. Originaires de Tchécoslovaquie, de Pologne, de Roumanie, d’Espagne, d’Allemagne, ils relatent leurs propres aventures, marquées par les drames déchirants de l’émigration. Cette polyphonie constitue une des principales qualités du roman et c’est grâce à elle que, très graduellement, se dessine une seule et même figure: l’archétype du "déraciné", marqué par le désespoir, mais surtout par la nostalgie qui, selon Wiesel, est essentiellement "la protestation d’un passé qui voudrait demeurer en ce lieu d’où les lois du corps l’ont écarté".

Le Temps des déracinés paraît au même moment que le dernier roman de Milan Kundera, L’Ignorance, lequel déconstruit littéralement ce concept de nostalgie, central chez Wiesel. Tandis que Kundera voit dans le pays d’accueil un nouveau chez-soi, librement choisi et de plus en plus gratifiant au fur et à mesure que l’ancien foyer devient étranger en notre absence, Wiesel prétend quant à lui que nous restons des dépossédés pour toute la durée de notre existence: "L’ancien réfugié reste réfugié pour la vie. Il s’échappe d’un exil pour se propulser dans l’autre, ne se sentant nulle part chez lui, n’oubliant jamais d’où il vient, ne cessant de vivre dans le provisoire." Une manière totalement différente de concevoir l’exil et, du même coup, la patrie perdue ou abandonnée…

Le Temps des déracinés
d’Elie Wiesel

Éditions du Seuil

2003, 304 p.