Amours sorcières : La corde au cou
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Amours sorcières : La corde au cou

Peut-on encore écrire un livre original sur l’amour? C’est le défi que relève TAHAR BEN JELLOUN en y mettant un peu de sorcellerie…

En plus de ses poésies, de ses nombreux romans (dont La Nuit sacrée, récipiendaire du Goncourt 1987) et de son essai Le Racisme expliqué à ma fille, le Marocain Tahar Ben Jelloun nous avait déjà donné un beau recueil de nouvelles, Le Premier Amour est toujours le dernier, dans lequel chaque texte illustrait une relation amoureuse particulière. Les vingt courts récits du récent Amours sorcières nous révèlent un Ben Jelloun toujours intéressé par le sujet et prétendant que ces relations sont soumises, aujourd’hui encore, aux envoûtements, aux herbes secrètes et aux philtres d’amour. Tristan et Iseult au XXIe siècle: pourquoi pas?

La majorité de ces nouvelles sont marquées par une opposition entre le rationalisme des personnages et le caractère magique, envahissant de l’amour. Qu’ils soient écrivains, musiciens, avocats ou scientifiques, les personnages masculins de Ben Jelloun sont tous des cartésiens qui, même s’ils sont marocains de naissance, s’adaptent mal à la mentalité superstitieuse du pays. C’est le cas d’Anwar, héros d’"Homme sous influence", un professeur d’université formé "à l’occidentale" et spécialisé dans les mathématiques appliquées. La logique et la rationalité gouvernant sa pensée et ses actions, "il souffre dans ce pays où ces denrées sont rares". Malgré tous les malheurs qui lui tombent dessus au cours de la même journée, il ne peut se résoudre à croire qu’on lui a jeté un sort…

Athées ou sceptiques, ces hommes sont les victimes de choix des charmes et des malédictions qu’ils se voient forcés de combattre avec les mêmes armes. Dans "L’amour sorcier", Hamza, homme divorcé dans la cinquantaine, accumule les aventures sans lendemain. Lorsqu’il rencontre Najat dans un train, qui lit un roman de l’insupportable écrivain à la mode Paolo Colla (homonyme approximatif et évident de Paulo Coelho), et qu’il en tombe éperdument amoureux, il finit par conclure à un envoûtement: "Sa volonté est devenue la mienne, je suis dépossédé de ma détermination, je tourne en rond et je n’arrive pas à la chasser de mon esprit. Quand elle est là, mon désir est violent, je ne redeviens moi-même qu’après avoir assouvi ce désir, c’est infernal! C’est ça l’amour!" Heureusement, la solidarité masculine vient à sa rescousse: aidé par un sorcier que lui présente un ami, Hamza parviendra à rompre le charme mis en branle par la mère de Najat, déterminée à tout pour que sa fille ne devienne pas une "heboura", une vieille fille. La magie des femmes se révélera la moins puissante…

Pour le meilleur et pour le pire
À part le couple formé par Omar et Assia dans "Ils s’aiment", qui s’est rapproché après qu’Omar eut traversé une grave dépression, la plupart des couples mariés sont malheureux dans le recueil de Ben Jelloun. Une situation qu’il relie au contexte socioculturel dans la bouche de ce même Hamza de "L’amour sorcier": "Au Maroc, l’individu n’existe pas, on t’envahit, on te prend tout, on te bouscule, on ne te laisse aucun espace de liberté. J’ai été marié, ma belle-famille m’a dévoré, je n’ai jamais été seul avec ma femme, il y avait toujours un frère, une soeur, un cousin, un oncle, une tante qui passait par là; les jours de fête, toute la tribu débarquait! Depuis mon divorce, je suis redevenu moi-même."

C’est souvent pour compenser la tristesse conjugale qu’apparaissent d’autres formes plus gratifiantes d’amour, d’affection ou d’amitié (le livre est d’ailleurs placé sous l’égide de Montaigne). Le lien entre Naïma, bourgeoise mariée atteinte d’une maladie incurable, et Habiba, sa servante illettrée qui la soigne, se révèle nettement plus satisfaisant que celui entre la femme et son époux. Placé hors des conventions bourgeoises, l’amour entre l’écrivain Jean Genet et le jeune Mohammed dans "Le prophète qui réveilla l’ange" fonctionne à peu près de la même façon, chacun apportant à l’autre ce qui lui fait défaut, la relation devenant une sorte d’échange: argent et passeport contre jeunesse et beauté…

On se réjouira du fait que dans ce livre dédié au sentiment amoureux, Ben Jelloun consacre plusieurs nouvelles, et les plus intéressantes, à une autre passion, la haine, et à une autre figure, celle de l’ennemi, également ancrées dans la culture puisque "chez nous, dès que quelqu’un réussit, on cherche à l’abattre." Le musicien narrateur de "Hammam", qui veut se débarrasser de ses ennemis se rend au bain public afin de se "désinfecter" de leur présence. Son masseur noir, qui est aussi laveur de morts et légèrement "fqih" (sorcier), lui donne un conseil essentiel: "Joue, joue tous les jours, compose des sonates, ne t’arrête pas de travailler, de créer, existe par ton art, fais ce que tes ennemis sont incapables de réaliser. Ils cesseront d’exister le jour où tu ne penseras plus à eux. Tant que ton esprit est occupé par leur existence, tu seras miné."

Rendant avec poésie un Maroc divisé entre un mode de vie moderne et des croyances centenaires, cultivant l’ellipse et les descriptions courtes et concises, Tahar Ben Jelloun maîtrise avec subtilité l’art difficile de la nouvelle. Et c’est très volontiers qu’on se laisse ensorceler…

Amours sorcières
De Tahar Ben Jelloun
Éditions du Seuil, 2003, 296 p.

Amours sorcières
Amours sorcières
Tahar Ben Jelloun