Ceux qui partent : À maux couverts
Livres

Ceux qui partent : À maux couverts

Troisième roman pour DANIEL PIGEON, Ceux qui partent nous fait voyager entre le Brésil et le Québec, nous transporte entre passé et présent, sur un fil tissé de souvenirs douloureux et de réflexions sur l’exil.

Connu en tant que nouvelliste avec Hémisphères (XYZ éditeur, 1994) et Absurderies (1996), d’où se dégage une fascination évidente pour le Brésil qu’il a sillonné plusieurs fois, Daniel Pigeon se lance dans le roman avec La Proie des autres (1998), qui traite de possession par les esprits macumba (variante brésilienne du vaudou), suivi de Dépossession (1999), relatant une histoire d’amour bien singulière. L’auteur nous revient avec son troisième roman, Ceux qui partent. Ici encore, il jette un pont entre la culture nord-américaine et sud-américaine. Pigeon nous fait voyager entre les Amériques à travers deux protagonistes, Rachelle, la Québécoise, et Gilnei, le Brésilien. Dès la première partie du roman, Gilnei parle de ses 60 ans, de sa fatigue, de ses "blessures mal soignées", s’improvisant cireur de chaussures depuis son retour à Rio. En quelques mots exécutés d’un subtil trait d’archet, Gilnei brosse son enfance errante dans sa "boîte de carton, en fait, un trou sous le viaduc, près de la plage, bien à l’abri des policiers". Ce souvenir le transporte à Montréal 10 ans auparavant, dans le lit marital: "[…] Je demeurais des heures étendu près de Rachelle, qui m’apparaissait depuis le drame, comme une inconnue. […] J’éprouvais alors l’horrible sentiment d’avoir été parachuté dans ce lit, dans cette maison austère, dans cette ville impersonnelle et grise où les gens étaient comme des miroirs qui me réfléchissaient sans cesse ma condition d’étranger." Jusqu’à la nuit décisive où il se résout à retourner dans son pays natal. Une nuit comme celle "[…] où je me levais pour aller, à pas feutrés, observer les enfants qui dormaient". Mathieu, calme et bienheureux, et Fabricio, turbulent et agité. Agitation revendicatrice qui l’amènera à fuguer, au grand dam de Gilnei: "Je crois que j’ai toujours vu, dans les fugues de mon fils, le prolongement et l’échec de ma vie personnelle."

Chaque chapitre est un va-et-vient entre la juxtaposition de deux imaginaires, celui de Gilnei, l’exilé, et de Rachelle, aux prises avec une ablation du sein et ses fantômes qui glissent dans les interstices d’un passé douloureux. Tour à tour ils se racontent, évoquent leur chemin parcouru depuis leur rencontre dans un orphelinat de Rio où Gilnei, l’enfant de la rue réintégré, est devenu travailleur social tandis que Rachelle y faisait un stage. Elle voit en son futur époux une "théorie vivante" de ce qu’elle a appris au Québec sur les enfants mal nantis. Gilnei suivra Rachelle jusqu’au Canada où ils fonderont une famille. Cette variation narrative sur une vie vécue ensemble, puis séparée et constamment remémorée sur laquelle s’étend la mouvance des sentiments, des pensées, des réflexions sur l’exil et le retour vers ce qui n’est plus, est entrecoupée de passages en italique, marquant au fer rouge la dramatique du récit. Tragédie familiale qui nous arrive par bribes et qui se mesure à l’aune des tourments de l’adolescence, de l’impossible rencontre d’un père et de son fils. Pigeon se démarque par son écriture non linéaire, mais jamais démaillée. Les émotions fines ne cèdent pas la place aux grands sentiments qui surgissent souvent dès qu’il est question d’immersion dans le passé, de chasse aux souvenirs pour mieux revenir à sa subjectivité. Dans Ceux qui partent, seules les blessures intimes et secrètes se mêlent au chagrin refoulé. Et le cheminement intérieur des deux protagonistes les conduira, peut-être, à changer l’eau des larmes.

Ceux qui partent
de Daniel Pigeon

XYZ éditeur, coll. "Romanichels"

2003, 198 p.