Entretien avec Line Arsenault : La vie qu’elle mène
Pour la deuxième fois en cinq ans, LINE ARSENAULT a reçu le prix de la meilleure oeuvre humoristique au Festival de la bande dessinée de Québec, assurant une belle carrière au dernier tome de sa série La Vie qu’on mène. Nous avons rencontré cette artiste allumée, qui est aussi une des rares bédéistes au Canada à publier régulièrement dans un grand quotidien.
Difficile d’identifier un courant graphique dont ferait partie Line Arsenault. Elle est non seulement une autodidacte dans son domaine, mais elle échappe totalement à l’engouement pour le dessin assisté par ordinateur, préférant raconter des histoires que d’approfondir de nouveaux médias. Avec ses cinq albums en couleur et la publication quotidienne de deux strips dans Le Soleil de Québec, cette femme de 43 ans a néanmoins réussi ce que bien des artistes doivent lui envier dans le milieu si peu lucratif de la bande dessinée québécoise: gagner sa vie avec son art.
Quand elle a accepté de collaborer sur une base quotidienne au journal Le Soleil en mars 2002, elle se joignait à un corps d’emploi dont les membres se comptent sur les doigts d’une main: "Je pense que nous ne sommes que trois ou quatre au Québec à publier dans les pages de bandes dessinées des grands quotidiens." En effet, contrairement aux lecteurs de La Presse, qui ont droit aux mêmes bandes dessinées américaines depuis plus d’un demi-siècle, ceux du Soleil peuvent lire chaque jour deux nouveaux strips d’une artiste de leur propre ville. Et ils sont nombreux à écrire pour lui dire qu’ils se reconnaissent dans ses "scènes de la vie ordinaire", dans le patient se confiant à un psychiatre invisible ou dans les deux poissons d’aquarium qui reviennent régulièrement pour incarner la vie de couple.
Comment lui viennent ses idées? "En plus d’être disciplinée pour concevoir et dessiner mes deux strips par jour, je dois être réceptive à tout, dans tous les contextes. Je ne dois jamais perdre l’occasion de faire une bonne histoire. C’est rendu que je lis l’étiquette de chaque bouteille pour connaître les ingrédients d’un produit, que je lis tous les panneaux dans les lieux publics. Je deviens maniaque, pour ne pas dire obsessive. Parfois, je me demande si je vis ou si je fais juste observer…"
Cases en stock
Comme la Française Brétecher et l’Argentine Maïtena, deux femmes bédéistes spécialisées dans la satire de notre quotidien aliénant, Line Arsenault parvient à découvrir le petit détail dans lequel se reconnaîtra le lecteur. Relevant l’absurdité des nouvelles tendances, les petites et les grandes angoisses de chaque jour, elle appartient à une lignée nettement plus féminine de créateurs. "Brétecher est une de mes inspirations, elle est collée sur la vie, sur les aberrations et le blabla des Français. J’adore ses BD où les personnages assis ne font que parler. Peut-être que pour les rares femmes bédéistes, c’est ça qui est intéressant. Les hommes, eux, préfèrent créer des héros, voire des superhéros, plus formidables qu’eux-mêmes."
Le cinquième tome de sa série La Vie qu’on mène a beau être consacré à la place des technologies et des communications dans nos vies, c’est essentiellement de l’être humain qu’Arsenault nous parle. "Contrairement aux autres albums composés d’extraits, mon dernier a été fait en continuité et en réaction à toutes les choses qu’on nous impose sur le plan de la consommation et de la modernisation des communications." Les agences de rencontre par téléphone et le sexe virtuel figurent parmi ces nouveaux produits: "On peut utiliser ces services comme un catalogue, pour exiger la bonne grandeur, la bonne couleur. Mon but est de pousser leur utilisation à l’extrême… pour me rendre compte finalement que je ne suis pas si loin de la réalité."
Une planche rappellera de mauvais souvenirs à plusieurs lecteurs: on y voit un personnage répondant au téléphone, mais son interlocuteur refuse de se nommer et exige de savoir pourquoi le numéro où il appelle est apparu sur son afficheur… Et que dire des gens qui parlent dans leur portable au restaurant, ignorant la personne assise en face d’eux? "Il y a vraiment une façon d’utiliser le cellulaire qui est impolie, voire asociale, qui est une fuite de l’autre personne. Nous ne sommes pas tous si essentiels pour avoir à être toujours disponibles au bout du fil. Il faut se donner la liberté de ne pas être joignables."
Scénariste à l’émission Un gars, une fille, dont le type particulier d’humour transparaît dans ses livres, Line Arsenault a tâté plusieurs formes d’écriture. Mais ce qui distingue le travail du bédéiste, particulièrement le travail en album, c’est d’être l’auteur du produit entier. "J’aime réaliser et développer un ensemble qui me ressemble et que je trouve cohérent. Je veux tout créer moi-même: organiser mon image après avoir fait le scénario, faire la mise en case, trouver le bon découpage, le bon rythme, faire la calligraphie, ajouter les couleurs. Peut-être que pour un romancier, c’est moins important de se mêler de la présentation ou de la couverture, mais quand on est artisan de BD, le visuel et le texte forment un ensemble. Je considère mon livre comme si c’était une sculpture."
Raffiné au fil des albums, le dessin d’Arsenault semble plus cinématographique, le dernier livre jouant davantage avec les angles, les cadrages et développant le format huit cases. Le plus grand changement? "Je m’amuse à mettre des tissus, à travailler les textures, les détails. J’aime beaucoup les harmonies déco. Je lis les magazines, je vais dans les boutiques et je reviens faire mes couleurs sur mes planches à partir de ce que j’ai vu." Pourquoi ses personnages sont-ils seulement des hommes? "On entend parler les femmes dans mes BD, mais je trouve ça plus amusant de ne jamais les voir. Dessiner une bonne femme, ça ne m’intéresse pas. Je n’ai même pas envie de l’imaginer. Mais notez que, dans Le Soleil, il y a Vanessa, mon poisson, qui est une présence féminine. Une femme, je ne saurais pas comment la dessiner, je n’ai pas envie d’explorer si loin…" Site Internet de Line Arsenault: www.carpediem.qc.ca/arsenault
On se faxe, on se digitalise, on se téléporte et on déjeune! (La Vie qu’on mène, tome 5)
De Line Arsenault
Mille-Îles, collection "Coup de Griffe", 2003, 62 p.