L'Expérience interdite : Bouquin d'enfer
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L’Expérience interdite : Bouquin d’enfer

Avec L’Expérience interdite OOK CHUNG nous livre un récit sordide duquel émerge une réflexion sur la création  littéraire.

Né au Japon de parents coréens, OOk Chung immigre au Canada où il obtient un doctorat en littérature française à l’Université McGill. Son oeuvre comprend un recueil de nouvelles, Nouvelles orientales et désorientées (Hexagone, 1994), un roman, Kimchi (Serpent à plumes, 2001) et un essai, Le Clézio, une écriture prophétique (Imago, 2001). Il nous revient, romancier, avec L’Expérience interdite, une oeuvre qui ne manque ni de verve ni d’ironie et qui impose sa force dès les premières pages. Les robinets vissés au creux des érables pour en retirer la sève nous sont chose commune, mais des robinets plantés dans l’abdomen de créatures encagées dans une grotte, sur une île retirée au large des Philippines, c’est moins fréquent. Une jeune touriste un peu trop curieuse en fait la découverte et n’en sortira pas indemne, une fois que l’inventeur machiavélique de cette ignominie l’aura informée sur la fonction de cette robinetterie peu courante. Ce bourreau de Bill Yeary se charge de maltraiter les prisonniers enfermés dans un tombeau vivant, condamnés à vivre dans l’inconfort extrême, l’obscurité et la solitude. "Nous achetons ces parias invisibles à un prix alléchant pour ces familles qui ne sont que trop heureuses de se débarrasser d’un fardeau." Par la présence d’un cathéter branché dans l’abdomen des martyrs, visant à drainer la bile que sécrète leur foie, conjugué à l’impitoyable traitement de choc qui leur est infligé, le tortionnaire fait souffrir des êtres inférieurs pour obliger leur cerveau à produire des chefs-d’oeuvre littéraires tout comme on oblige les huîtres, par introduction d’un corps étranger, à produire de la nacre qui les rend perlières. Une partie du récit se noue autour des réactions et pensées d’un encagé qui, entre deux réflexions de cette eau: "J’en suis venu à aimer le goût de ma bile, ce goût doux-amer, ce goût de larmes noires", esquisse le portrait de certains esclaves de l’écriture, à commencer par les acolytes à la solde de Bill Yeary, "d’anciens encagés (…) suspendus à une barre au plafond, telles des chauves-souris". OOk Chung se déchaîne dans la métaphore. Celle de la page blanche saute aux yeux. La torture de l’écrivain, incapable de noircir les pages de son manuscrit, serait comparable à celle des encagés. Là où Bill Yeary voit en la souffrance la condition suprême pour que ses "hamsters magnifiques" pondent des oeuvres géniales, le narrateur-martyr voit du détachement, c’est-à-dire modestie et humilité inhérentes à toute création. "On porte en soi la vocation d’écrivain qui se réalise par un travail acharné", clamait le romancier Bernard Clavel. Autre métaphore que celle de l’acharnement exercé sur les auteurs d’aujourd’hui, dans une industrie du livre toujours plus compétitive. Qui se cache derrière Yeary? Serait-ce ceux qui exploitent le dur labeur des écrivains? La géométrie du récit trouve son efficacité et son paroxysme dans "Les cahiers de Bill Yeary". Les mots du bourreau vous imprègnent de sa froideur de suaire et se lisent dans la gravité et l’ironie d’une encre rare, terrorisante et fantasque. Le lecteur pénètre dans les territoires ténébreux de la création où se côtoient, entre folie et lucidité, réel et irréel, l’imagination humaine qui ne connaît aucune borne dans l’horreur que l’homme inflige à son semblable. Écrite, disons-le, "au stylo à bile noire", L’Expérience interdite lance le message d’un univers parallèle – si proche du nôtre – où les êtres déchus, en perdition et en liquidation, luttent à leur manière contre les menaces qui pèsent sur l’humanité tout entière.

L’Expérience interdite
D’OOk Chung
Les Éditions du Boréal, 2003, 191 p.