Prosopopus : Nouvelle voie
Parente de l’évocation et de la personnification, la prosopopée est une figure de style par laquelle l’écrivain fait parler et agir un être inanimé, une personne absente ou un mort. Moins connu, le prosopopus est, quant à lui, un personnage mythique, sorte de géant obèse, dont les premières mentions remontent à l’Antiquité. Il est qualifié d’anthropophage dans la langue grecque car, la plupart du temps, malgré la bonhomie de son allure et la douceur de son regard, cette bête tue et mange les hommes.
Avec Prosopopus, sa toute dernière bande dessinée, Nicolas de Crécy nous propose sans doute son oeuvre la plus étrange. Celle-ci commence comme un polar. Dans une mégalopole contemporaine, un homme, accompagné de ses gardes du corps est assassiné en pleine rue par un tireur embusqué. Commence une chasse à l’homme à laquelle échappe l’assassin qui, légèrement blessé, ira retrouver une femme pour une nuit d’amour torride. Eros et Thanatos réunis, comme il se doit…
Le polar fait alors place au fantastique. De cette nuit mouvementée émanent trois substances: le sang de la victime, le sperme du tueur et la fumée de sa cigarette, se mélangeant dans la même pièce pour former un monstre, aussi horrible qu’affectueux, dont on ne sait trop au début s’il prépare minutieusement la vengeance du défunt ou s’il sympathise avec le meurtrier qu’il semble tout d’abord aimer comme le plus collant des chiens. La créature s’étant substituée à la maîtresse qu’elle a dévorée, elle accompagnera en effet l’homme en tout temps, lui faisant vivre un cauchemar morbide, étouffant. Finalement, plutôt qu’un instrument de vengeance, elle apparaîtra comme l’arbitre suprême d’un conflit qui nous est reconstitué.
Sans bulles
L’album de 94 pages, sans bulles, impressionne par sa structure narrative. Entièrement muet, il est composé d’une succession de petits tableaux dont certains fonctionnent en flash-back, présentant les situations complexes qui ont motivé l’assassinat et faisant enchaîner les scènes sans fournir un seul mot d’explication, toute narration écrite étant évacuée au profit d’une narration essentiellement graphique. En ce sens, la peinture de la bête, grotesque amateur de yogourts et de cinéma-vérité, et l’espèce d’esclavage psychologique dans lequel vit dorénavant un homme qui était autrefois en parfait contrôle de sa vie, sont suffisamment troublantes pour se passer de mots. Sur ce plan, De Crécy livre une performance intéressante.
Le travail graphique n’en est pas moins quelque peu décevant. Si les longs travellings qui forment quelques planches de l’ouverture sont plutôt réussis, les types de cadrages s’inspirant des techniques cinématographiques constituent, somme toute, des emprunts convenus actuellement en BD, et qui ne sont pas nécessairement mis au service de l’histoire. Ainsi, une scène de baise, dont les étapes sont comparées à celle d’une autopsie dans des cases juxtaposées, ne semble présente que pour illustrer un procédé que permet le genre. Avec le troisième tome de Léon la Came, De Crécy signe là un de ses livres les moins achevés, loin de l’originalité et de la belle exubérance de textures de Foligatto (paru en 1991, avec un scénario d’Alexios Tjoyas), son vrai chef-d’oeuvre.
Dans un entretien récent accordé au magazine Bo Doï, Nicolas de Crécy déclarait que la bande dessinée était devenue quelque chose de "trop facile" pour lui. Rejoignant son complice Sylvain Chomet (il a créé avec lui Léon la Came et a participé à son film La Vieille Dame et les pigeons), il préfère dorénavant oeuvrer dans le cinéma d’animation. En lisant Prosopopus, on se demande si le problème du bédéiste ne réside pas en fait dans son incapacité à se renouveler actuellement à travers un art où toutes les étapes de création reposent sur la même personne, travail aussi solitaire, exigeant et introspectif que celui de l’oeuvre littéraire.
Pour employer une prosopopée, disons que la bande dessinée, loin d’être trop facile, ne lui a pas encore révélé tous ses secrets…
Prosopopus
de Nicolas de Crécy
Éditions Dupuis, collection "Aire Libre", 2003, 94 p.